Elle se réveilla avec un vif sentiment d'effroi, alors que le jour pointait à peine. Hermine se ressaisit : ce n'était qu'un cauchemar, rien de plus. Un cauchemar très effrayant. Il lui sembla qu'elle avait passé la nuit entière éveillée à entendre cette voix infernale, cette voix qui lui avait parlé d'horreurs en tous genres, de mort, de tristesse. Elle se dit qu'elle en parlerait à Kaësa quand elle irait l'aider à soigner le chasseur. Peut-être était-ce des souvenirs qui lui revenaient. Alors que les nagas mangeaient la viande non consommée de la veille, elles avaient eu la douce attention de prévoir un panier de fruits pour Hermine. Elles avaient l'habitude que les vendeurs itinérants humains ne raffolent pas de viande froide au petit matin. Une fois sa collation terminée, elle se rendit à la case de la cheffe.
Kaësa écouta attentivement le récit d’Hermine. Bien qu'elle ne fût pas familière des affections mentales et encore moins des amnésies, elle vérifia la bonne santé physique de la jeune femme et, comme tout semblait en ordre, elle donna à Hermine des baies qui aidaient à trouver un sommeil sans rêve, jugeant qu'elle n'avait fait qu'un cauchemar. C'est alors que le chasseur arriva. Kaësa choisit de laisser Hermine faire le bandage, tout en l'aidant, afin que la jeune femme se changeât les idées, la blessure de la naga ne nécessitant que de légers soins.
La tâche terminée, Kaësa fut extrêmement surprise de voir qu'Hermine avait effectué presque tous les bons gestes avec très peu d'indications, ce qui laissait supposer qu'elle avait des connaissances de base pour les premiers soins. Kaësa supposa alors qu'Hermine était sans doute une humaine instruite, ce qui n'était pas si courant. Elle envoya ensuite Hermine auprès des anciens afin qu'ils lui en apprennent davantage sur les plantes, notamment les plantes médicinales qui semblaient beaucoup l’intéresser.
La journée se déroula sans accroc. Hermine était une élève attentive : elle comprenait rapidement ce qui lui était demandé et n'hésitait pas à poser des questions pour approfondir ses connaissances. Alors qu'elle était seule à l'orée de la forêt, cueillant des fleurs pouvant servir à soigner les infections, elle entendit quelqu'un l'appeler. Elle se retourna, mais ne vit personne. Un rire cruel résonna dans les bois. Hermine commença à s'inquiéter : les nagas riaient en sifflant, mais cette voix n'avait aucun accent, ni aucun sifflement dans son souffle.
Elle serra le poing sur sa serpe de cueillette et observa les alentours à la recherche de l’intrus :
- Oh, mais c'est que la petite chatte montrerait les crocs, s'amusa l'inconnu.
- Montrez-vous, les nagas n'aiment pas qu'on rôde autour de leur village sans s'annoncer ! dit Hermine d'un ton qu’elle espérait autoritaire.
- Allons, allons, ma petite Mimine, tu n’as toujours pas compris où j’étais ?
- Si vous continuez à jouer au fantôme, je vais aller avertir les chasseurs. Eux, n'auront aucun mal à vous trouver !
- En es-tu si sûre ?
Cette dernière phrase, l'inconnu la susurra suavement à l'oreille d'Hermine. Elle sursauta, pivota sur elle-même, mais ne vit que la forêt. D'instinct, elle regarda au-dessus d'elle, mais il n'y avait rien. Elle se demanda si certaines personnes étaient capables d'invisibilité. C'était la seule explication à ce qu'elle venait de vivre, aussi irrationnel que cela puisse paraître. Pourtant, elle avait honte. Honte de n'avoir pu voir cette personne, de s'être fait avoir, d'être terrifiée.
De retour au village, elle n'osa même pas en parler. Elle termina sa journée du mieux qu'elle put, feignant la bonne humeur et ne laissant rien paraître de sa détresse. Pourtant, à chaque minute qui passait, le monde semblait s'effondrer autour d'elle. Ce monde qui avait l'air parfait ... Était-elle réellement faite pour y vivre ? La soirée passa, puis la nuit tomba. Alors que toutes les nagas étaient profondément endormies, Hermine, elle, malgré les baies que lui avait données Kaësa, ne parvenait pas à trouver le sommeil et continuait à ruminer ses inquiétudes.
Lorsqu’enfin Morphée lui ouvrit les bras, la voix de ses cauchemars revint la hanter. Cette même voix que la nuit précédente, cette même voix qu’elle avait entendue dans la forêt. Elle comprit enfin où se cachait cet intrus. Même les meilleurs pisteurs du village n'auraient jamais pu le trouver, car il n'y avait pas d'intrus :
- Je vois que tu m’as trouvé, Mimine !
- En effet, et puisque maintenant je sais que tu n'existes pas, je peux sereinement t'ignorer, annonça Hermine en pensée.
- Je n’existe pas ? Simplement parce que je suis dans ta tête, c'est cela ? Le problème, tu vois, c'est que tu es également dans ta tête. Es-tu bien sûre et certaine que ce soit moi le produit d'une imagination trop fertile ?
Une douleur foudroyante explosa dans la tête d'Hermine. Elle voulut crier et saisir son crâne entre ses mains, mais son corps refusa de bouger. Elle avait peur, elle souffrait, et pourtant, elle ne pouvait rien faire contre cela. La voix avait-elle raison ? Et si c'était elle, l'invention ? Cela expliquerait pourquoi elle ne se souvenait de rien. Soudain, la douleur cessa, aussi brutalement qu'elle avait commencé :
- Tu acceptes beaucoup trop facilement, ce n'est même pas marrant, annonça la voix avec dégoût.
- Qui es-tu ? Et sais-tu qui je suis ? demanda plaintivement Hermine.
- Pour être tout à fait honnête ? Je ne sais pas, et je m'en moque. Tout comme toi, je ne connais rien à ce monde. Par contre, j'ai une envie folle de martyriser quelqu'un, et comme tu es la seule que j'ai sous la main…
- Pourquoi moi ? Qu'est-ce que je t'ai fait ?
- Toi ? Rien. Mais c'est dans ta tête que je suis ! Enfin bon, comme c'est à peine distrayant, et que j'ai besoin de connaître un peu plus ce monde, je ne te torturerai pas trop tant que tu en apprendras davantage sur cet endroit !
- Je ne comprends pas, pensa-t-elle en hurlant dans sa tête.
- Mais tu n’as pas à comprendre, juste à obéir et à subir. Au lieu de te poser des questions auxquelles jamais tu n'auras de réponse, profite des quelques minutes de répit que je t'offre gracieusement pour cette activité si chronophage que tu appelles « dormir ».
Tel un coup de massue, Hermine sentit le sommeil s'abattre sur elle. Elle oublia cette voix, elle oublia la peur et s’endormit, jusqu'à ce que, comme chaque nuit depuis son éveil dans ce monde, d'horribles cauchemars la reprennent. Le lendemain, la jeune femme se réveilla plus fatiguée que jamais. Il fallait qu'elle retourne voir Kaësa et qu'elles comprennent ce qui se passait. Aussitôt arrivée dans le petit bâtiment des soins, Hermine expliqua à la naga l'étendue du problème. Alors même qu'elle parlait, la voix dans sa tête ne cessait de la railler, si bien qu'Hermine fondit en larmes. Cela ne faisait même pas trois jours qu'elle avait repris conscience dans ce monde, et déjà ses nerfs la lâchaient.
Kaësa était désemparée. En général, les nagas n’étaient pas touchées par les affections de l’esprit, et les baies qu'elle avait fournies à Hermine avaient de puissantes vertus anxiolytiques. Son état devait être vraiment grave pour que cela n'eût aucun effet. Bien que réticente à cette idée, elle fit le choix de créer une potion bien plus puissante que les baies seules. C'était un traitement utilisé pour endormir les patients avant une amputation. Malheureusement, parfois, certains ne se réveillaient jamais.
Elle demanda à sa jeune apprentie de l'aider à préparer la décoction. Il était important qu'elle se change les idées et ignore la voix dans sa tête, surtout si, comme le lui avait expliqué Hermine, cette voix était d'une telle cruauté dans ses mots :
- Ben voyons, Mimine, c'est ainsi que tu me remercies alors que je t'ai laissée dormir une heure entière cette nuit ?
- Tu voulais que j’apprenne des choses sur ce monde, alors laisse-moi apprendre comment me débarrasser de toi !
- Oh, c'est blessant ce que tu dis là, tu fais saigner mon petit cœur ! À moins que ce ne soit plutôt le tien.
Le cœur d'Hermine se serra, comme si une personne qu'elle aimait l'avait blessée. Elle ressentit un intense chagrin, qu'elle ignora tant bien que mal en se concentrant sur son ouvrage. La voix soupira d'un air déçu, et, puisque Hermine ignorait les atteintes physiques, elle reprit ses insultes de plus belle.
En dépit de l'acharnement qu'elle subissait, Hermine mena à bien sa tâche et réussit même à contribuer à la vie du village. Elle ne cacha à personne qu'elle était en proie à un esprit agressif dans ses pensées. Les nagas étaient très compréhensives et passaient beaucoup de temps à lui parler, la divertir, pour occuper son esprit. Elles comprenaient aussi qu’Hermine se mettait parfois à sangloter sans raison apparente.