Elle se réveilla comme après une nuit de sommeil trop courte. Elle n'ouvrit pas les yeux, ne souhaitant pas sortir de son rêve. Un rêve ? Était-ce vraiment un rêve ? Des bribes lui revenaient ; elle cherchait à remonter le fil de ce rêve afin de s'en souvenir. Elle ressentit le froid et la solitude, mêlés de haine et de tristesse, puis elle vit une guerre, des bombes, du feu. Pourquoi rêvait-elle de la guerre ? Elle vit aussi une créature ailée, immense, couleur de bronze, nimbée de lumière. La lumière s’essouffla et laissa place à une autre bataille, une autre guerre, mais cette fois dans le ciel. Des créatures de lumière faisaient face à des créatures d'ombre, et les créatures d'ombre furent jetées à bas par celles de lumière. Elle remonta encore plus loin ; elle savait qu'il y avait plus important, plus profond dans ce rêve, alors elle fouilla son esprit. Des images du cosmos lui apparurent, avec de gigantesques créatures reptiliennes voguant à travers les étoiles. Puis ces étoiles s’éteignirent, une à une, jusqu'à ce qu'il n'en reste que deux. Deux étoiles solitaires dansant dans le vide, tournoyant l'une avec l'autre dans un ballet éternel. Elle entendit une voix. Elle prit alors son courage à deux mains et décida d'ouvrir les yeux.
Sa vision était troublée. La lumière, bien que faible, lui brûlait les yeux et l'obligeait à les refermer rapidement. Petit à petit, à force d'essayer, elle commença à distinguer une grande silhouette en contre-jour. Des reflets dorés l’éblouirent. Était-ce une armure ? Elle se frotta les yeux et regarda le reste de la pièce, plus sombre. Le sol était fait de terre, les murs de branchages et de feuillages, des souches en guise de mobilier. Un cadavre humain à peine identifiable gisait à quelques centimètres de la jeune femme.
Elle ressentit comme une décharge électrique en elle. Alors qu'une intense sensation de terreur montait en elle, son réflexe fut de regarder la silhouette lui barrant l’accès à l’extérieur. Face à elle se tenait un immense serpent. La jeune femme, encore allongée, tenta de fuir en reculant. Elle chuta de son lit de fortune, rampa en arrière sans quitter des yeux le reptile. Bien qu'elle fût dans un état de terreur absolu, elle ne put s’empêcher de remarquer que ce serpent était très étrange. Outre sa taille gigantesque, il possédait des bras, et même une poitrine ! Mais le plus étonnant était son visage, il paraissait si humain… et tellement compatissant !
Le saurien recula légèrement en constatant la peur de la demoiselle. Quand il remarqua que le cadavre était la source de cette soudaine terreur, son expression se mua en désarroi : « Il n'y a rien à craindre, nous t'avons sauvée. Nous avons aussi essayé de le sauver mais... » Le reptile marqua un long arrêt. « ...nous avons échoué. ». La jeune femme se détendit légèrement au son de la voix chantante de la créature. Elle pensa que s'ils avaient voulu la tuer, ils l'auraient fait alors qu'elle dormait encore, et cela la rassura davantage :
- Qui es-tu ? questionna le serpent de sa douce voix.
- Je… je, bégaya la jeune femme. Je ne m'en souviens pas !
- Ce n'est pas grave, ne t'en fais pas, j'ai déjà vu ce genre de choses. Je suis Kaësa, cheffe et grande prêtresse de ce village.
- Grande prêtresse ? Vous êtes une femme ? s'étonna la demoiselle.
- Tu n'as pas rencontré beaucoup de naga, j'imagine ! Et bien, tu pourras apprendre à nous connaître. Tu pourras rester ici aussi longtemps que tu le souhaites, le temps que tu guérisses. D'ailleurs, comment souhaites-tu que l'on te nomme en attendant le retour de ta mémoire ?
- Et bien, je… ne sais… pas, à vrai dire, s'inquiéta-t-elle.
- Que dirais-tu de… Hermine, comme ta fourrure ?
« Ma fourrure ? » demanda-t-elle. Hermine se souvenait d’au moins deux choses : elle était humaine, et les humains n'avaient pas de fourrure. Elle entreprit donc d’inspecter son corps en quête de cette fameuse fourrure. Après tout, peut-être n'était-ce que ses cheveux qui semblaient être de la fourrure pour cette « naga ». Et pourtant, sur le haut de ses fesses trônait un étrange appendice : une longue queue couverte de fourrure fauve à la pointe brune. Kaësa remarqua l'étonnement de son invitée et lui désigna de la main une plaque de métal polie, reflétant autant que le ferait un miroir.
Hermine se précipita pour observer son reflet. Quelle ne fut pas sa surprise de voir qu'en plus de cette queue, elle possédait deux oreilles pointues, également couvertes de fourrure, sur le crâne. Un mouvement dans son dos attira son regard. Elle toucha alors cette étrange masse, douce et duveteuse. C’est alors qu’elle sentit une sensation inconnue dans son dos, comme si elle avait une seconde paire de bras. Elle décida d'étirer ces membres jusque-là inconnus et découvrit, non sans une pointe de fierté, deux grandes ailes cuivrées, ornées de quelques touches de bleu électrique. À y regarder de plus près, ses yeux aussi semblaient bizarres. Elle approcha son visage du miroir et constata que ses pupilles n'étaient pas rondes, mais fendues, telles les pupilles d'un chat. Elle se souvint des chats, elle adorait ces animaux. Avoir les mêmes yeux qu'eux la fit sourire, découvrant des canines allongées, dignes d'un grand félin. Même si cette apparence n'était pas pour déplaire à Hermine, elle savait au fond d'elle que ce n'était pas normal : elle était humaine, et les humains n'ont pas d'ailes, de crocs ou de queue. Elle se tourna vers Kaësa d'un regard interrogatif. Cette dernière comprit sans même un mot qu'une explication s’imposait :
« Les nagas du Bois Doré vivent de la collecte d’antiquités. Nous allons dans les ruines d'avant la Guerre, et nous ramassons tout ce qui nous semble avoir une utilité ou nous semble beau, puis nous l’échangeons avec des marchands itinérants. Il y a quatre jours, nous avons trouvé un endroit comme nous n'en avions jamais vu. Il était loin sous le sol, et pourtant, des lumières magiques l'éclairaient. À l'intérieur, il y avait des boîtes en verre remplies de glace bleue lumineuse, où étaient endormis des humains. »
« Certaines boîtes étaient abîmées, et les humains dedans morts. En vérité, tous les humains semblaient morts. Nous avons décidé de prendre le verre et la glace lumineuse. Mais quand nous avons ouvert ta boîte et t’avons sortie de la glace, tu as recommencé à respirer, comme deux autres des humains. Nous avons décidé de vous ramener au village pour vous nourrir et vous soigner. Sur le trajet, l'un d'entre vous a cessé de respirer. Une fois au village, nous avons attendu, mais vous ne vous êtes pas réveillés. Après quatre jours, je savais que si vous ne vous réveilliez pas, vous alliez finir par mourir de soif et de faim. »
« Un griffon sacré résidait dans notre village, son nom était Œil-de-Feu. Je ne sais pas si tu connais les griffons de cuivre, mais ce sont des créatures magiques. Il a exigé d'offrir sa vie en échange de la vôtre. Je n'avais jamais fait de sacrifice de sang, je ne sais pas si le résultat est celui qui devait être attendu. L'autre humain est mort. De ton côté, tu as hérité de certains attributs des griffons sacrés. Quant à Œil-de-Feu, il a disparu, complètement. Peut-être que le Grand-griffon en personne a décidé de rappeler son fils auprès de lui, et t'a offert sa bénédiction, je ne sais pas. Mais un être sacré a donné sa vie pour toi, tu es donc la bienvenue, autant que tu le souhaites au Bois Doré. »
Cette histoire extravagante laissa Hermine dans le désarroi. En plus de ne pas savoir qui elle était, elle se retrouvait liée à des phénomènes et des lieux que même cette naga, qui pourtant semblait érudite, ne connaissait pas. Elle se réconforta tant bien que mal en pensant à ce que lui avait dit Kaësa quelques minutes plus tôt : « en attendant le retour de ta mémoire ». Bientôt, elle se souviendrait de nouveau.
En attendant le retour de ses précieux souvenirs, elle décida de se consacrer à apprendre qui était cet aimable peuple qui l'avait sauvée d'une mort certaine. Il était étonnant qu'elle n'eût jamais entendu parler des nagas. Elle était intimement persuadée de connaître la majorité des créatures terrestres. Chat, chien, oiseau, serpent… mais rien qui ne ressemblait aux nagas. À part éventuellement les bipes, mais ces créatures-là n'étaient que de petits animaux de quelques centimètres, pas des humanoïdes capables de parler. Les griffons aussi lui semblaient peu familiers. Ce nom lui évoquait plus une légende qu'un animal, mais sans doute n'était-ce que sa mémoire qui lui jouait des tours.