La dernière guerre

Le jour où les mortels commencèrent la Guerre, celle qui mit fin à toutes les autres tant elle fut destructrice, quelques lieux de paix subsistèrent dans le monde durant la courte année de massacre. Ces lieux, qui n'étaient ni stratégiques ni riches en ressources, furent avant tout protégés par l'espoir : l'espoir en la rédemption, en l'amour, et en toutes les choses que nombre de mortels chérissaient en raison de leur foi.

Mais la foi est une lame à double tranchant, qui peut tout autant amener la miséricorde et l'empathie que la haine et le fanatisme. C'est à Jérusalem que de nombreuses personnes avaient choisi de trouver refuge, loin des combats et de la mort, proches de leur lieu saint et de leurs croyances. Et si, un temps, la ville fut baignée de charité et d'altruisme, le flot incessant de réfugiés finit par apporter avec lui l'ombre de la Guerre.

La cité, depuis longtemps coupée de toute source d'approvisionnement en eau et en nourriture, comme toutes les autres cités du monde, avait fait de son mieux pour rationner les exilés et permettre au plus grand nombre de survivre. Mais quand tout commença à manquer, la foi ne suffit plus à nourrir les âmes. Le vol devint rapidement monnaie courante, d'abord pour les objets de valeur comme les bijoux ou la technologie, puis vint le moment où la valeur changea de nature. Ce furent alors la nourriture, les vêtements et les médicaments qui s'échangèrent tels des pièces d'or.

Puis, quand le troc et le vol ne suffirent plus à assurer la survie, ce fut le meurtre qui prit le relais. Dans son sillage vinrent tous les traits les plus sombres de l’humanité. L'autre n'était plus un individu, mais un obstacle, un objet, une ressource. La torture, le viol, le cannibalisme : rien n'était épargné aux survivants qui avaient fui la Guerre pour, sans le savoir, tomber dans un enfer pire que tout autre sur Terre. La ville devint rapidement le théâtre des plus terribles exactions, dans l'indifférence complète d'un monde bien trop occupé à s’entre-tuer partout ailleurs.

Chaque jour voyait le nombre de réfugiés grossir les rangs des belligérants. Chaque heure augmentait le nombre de victimes. À chaque minute, la haine et les horreurs ne faisaient que croître. Les rues étaient jonchées de corps et de sang. La putréfaction et les maladies s'attaquaient à ceux qui, par miracle, échappaient aux violences. La ville n'était plus peuplée que de bêtes vengeresses aux regards brouillés par la folie.

Mais un jour, dans le ciel de ce charnier, il apparut. Auréolé du soleil, une immense créature de lumière projetait l'ombre de ses ailes sur les rares survivants de cet enfer. Voyant en cette incarnation céleste l'ange de leur culte, de nombreux croyants se mirent à prier. D'autres encore implorèrent sa pitié pour les horreurs qu'ils avaient commises. Quant à d'autres, ils chantèrent ses louanges, convaincus qu'il était venu pour sauver leurs âmes et punir les incroyants.

Le souffle de son vol, lent et régulier, chassa la putréfaction des rues de la cité, dissipant la pestilence comme on souffle des bougies. À l'ombre de ses ailes, les mourants ressentirent la douce étreinte du réconfort les envahir, partant dans le soulagement de leur foi. Doucement, une faible lueur semblait émaner de la créature, filtrant à travers son plumage de cuivre comme le soleil à travers un épais rideau. Petit à petit, des rayons dorés percèrent son manteau de soie, laissant deviner la forme féline de la créature.

Le temps semblait s’étirer face au spectacle d’une infinie beauté qui se déroulait sous les yeux des mortels présents. On pouvait le voir à des kilomètres à la ronde, même ceux qui étaient, heureusement pour eux, bien loin des combats qui avaient ravagé la cité. La lumière qui émanait de l’intérieur du corps de la créature ne faisait que croître, si bien qu’à un moment, il ne semblait être que lumière pure. Un second soleil dans le ciel. Un ange de cuivre.

Puis, dans un battement d’aile, il mit fin à la Guerre.

Un éclair de lumière d’un blanc pur, aveuglant, inonda la région. Tous ceux qui admiraient la scène depuis les hauteurs, loin de la cité, perdirent à jamais la vue, leurs yeux brûlés par cette splendeur. L’onde de choc qui s’ensuivit arracha l’ouïe à tous les êtres vivants sur des kilomètres à la ronde. Pourtant, la douce chaleur qui l’accompagnait semblait presque réconfortante, laissant les survivants dans un mélange d’effroi et d’allégresse, tandis qu’un long vrombissement profond faisait trembler la terre pendant de longues minutes.

Au loin, ceux qui s’étaient abrités dans des grottes ou des caves, et qui avaient eu l’idée de ne pas regarder la lumière ni d’oublier de protéger leurs oreilles, purent enfin tourner leur regard vers l’ancienne ville infernale de douleur et de carnage. Il n’y avait plus de trace de l’ange dans les cieux, seulement un ciel bleu éclatant et un magnifique halo solaire auréolant l’astre du jour, tandis que l’air était baigné d’une douce température réconfortante.

Des bâtiments, il ne restait plus que quelques pierres. Des corps pourrissants, seulement des os d’un blanc immaculé. Partout où la mort et la pestilence avaient régné en maître, trônaient désormais la vie et la beauté. Une oasis fourmillante de vie s’était emparée de la cité. Les arbres calcinés étaient redevenus verdoyants, les pierres effondrées se paraient de lierre en fleur, et des parterres colorés offraient aux victimes de cet ancien champ de bataille des lits de fleurs délicates. Ondulant au gré d’une douce brise, des herbes soyeuses dansaient, cachant en leur sein le plus précieux des cadeaux de l’ange.

Dans l’éclat naissant de l’aube sur l’oasis nouvellement créée, une aura de révérence enveloppait chaque recoin. Des œufs de griffons reposaient là, derniers souvenirs de l’ange, tels des joyaux de l’espoir enfouis dans le sable chaud. Leurs coquilles chatoyantes, sous lesquelles on pouvait voir les petits gigoter sous leur fine protection de nacre, reflétaient la promesse d’un nouveau commencement, d’une ère où la paix et l’amour pourraient renaître des cendres de la guerre.

Les survivants, émerveillés et émus par ce don divin, se rassemblèrent autour des œufs avec respect et gratitude. Pour eux, ces griffons étaient bien plus que de simples créatures ; ils incarnaient l’esprit de leur sauveur, le Grand-griffon, dont la bravoure et le sacrifice avaient mis fin à la Guerre. Les mères berçaient doucement les œufs, murmurant des prières pour la protection et la prospérité des petits à venir, tandis que les enfants écoutaient avec émerveillement les récits des anciens sur le courage et la compassion de l’ange de cuivre.

Au fil des jours et des nuits, les œufs commencèrent à éclore, libérant de jeunes griffons de cuivre aux ailes vaillantes et au regard noble, parfait reflet de l’ange disparu. Leurs cris aigus résonnaient dans l’oasis, mêlés aux chants de joie et aux rires des habitants reconnaissants. Les nourrir, les protéger, les élever était devenu leur mission sacrée, un hommage vivant à l’esprit de l’être bienveillant qui avait guidé leurs pas vers la lumière.

Les premiers battements d’ailes des griffons de cuivre furent un symbole d’espoir et de renouveau, tant pour les mortels du monde entier que pour la cité jadis déchue. Les habitants, guidés par leur foi nouvelle en la paix et l’amour, entreprirent de reconstruire leurs foyers détruits, leurs liens brisés, leurs vies meurtries. Chaque jour, ils travaillaient côte à côte, nourris par la conviction que l’unité et la compassion étaient les fondations d’un avenir meilleur.

Les petits, élevés dans cet environnement empreint de tendresse et de sagesse, grandissaient en harmonie avec les mortels qui les avaient accueillis comme des enfants bien-aimés. Ils apprenaient les récits des anciens, les leçons de vie gravées dans les cœurs meurtris par la guerre. Ils comprenaient que leur destin était lié à celui des mortels, que leur lignée portait un héritage de paix et de fraternité.

Les survivants organisaient des cérémonies en l'honneur des griffons de cuivre, où des offrandes de fleurs et de fruits étaient déposées aux pieds des majestueuses créatures, qui avaient pris l'habitude de partager, d'offrir, de ne jamais gaspiller. Des danses et des chants emplissaient l'air de la vallée, célébrant la beauté de la vie retrouvée et la force de l'espoir qui avait triomphé de l'obscurité.

Les petits griffons, guidés par l'exemple de leurs aînés et par l'amour inconditionnel de ceux qui les entouraient, grandissaient en devenant des protecteurs de la paix et des gardiens de la compassion. Leurs ailes battaient au rythme des rêves de réconciliation et de solidarité, portant avec elles la lumière éternelle du Grand-griffon.

Ainsi, dans l'oasis enchantée où les rivières coulaient cristallines et où les arbres s'inclinaient sous le poids des fruits mûrs, une nouvelle ère avait commencé. Une ère où la paix était célébrée et où l'amour était la plus grande des richesses. Au fil des années, les griffons parcoururent le monde, rejoignirent leurs cousins, qui n'étaient pas de cuivre, et propagèrent avec félicité cette célébration de l'amour.

Au loin, les vestiges de la guerre se perdaient à l'horizon, balayés par les vents de la rédemption. Et dans le cœur des mortels et des griffons, l'espoir brillait comme un phare, illuminant le chemin vers un avenir où la paix et l'amour régneraient en maîtres éternels.

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