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Le Chant d'Orsilphon

On raconte, dans les plaines du Midi, qu’il fut un temps où le vent s’arrêtait parfois de souffler, comme s’il retenait son souffle. Les anciens disaient alors qu’Orsilphon tendait l’oreille. Et si vous vous arrêtiez aussi, si vous prêtiez attention … alors peut-être pouviez-vous entendre, derrière le silence, la trace infime d’une mélodie parfaite. Un son cristallin, si pur, si juste, que nul vivant n’en avait jamais saisi plus que l’écho.

Mais parmi ceux qui l’avaient cherché, un seul l’avait trouvé. Et son nom était Galaïn. Ce dernier était un satyre. Un vrai. Des cornes petites mais de grandes ambitions, ventre mou mais langue affûtée, il se disait "facteur de flûtes de Pan" avec la fierté d’un professionnel. Il avait même fait graver une enseigne à son nom : GALAÏN – Maître des vents. Les mauvaises langues disaient que le titre était plus dû à ses repas qu’à son art, mais ceci est une autre histoire.

Dans son atelier, perché au bord du chemin principal du village de Craitdechêne, il travaillait le bois, l’osier, l’écorce et parfois l’os, pour fabriquer des flûtes qui sonnaient … comme elles le pouvaient. Car soyons honnêtes : Galaïn était enthousiaste, mais médiocre. Ses flûtes grésillaient, hoquetaient, certaines ne jouaient qu’en avalant un bout de langue, d’autres refusaient toute note grave comme par pudeur. Pourtant, il se vantait à qui voulait l’entendre, et ils étaient bien peu qu'il avait fourni les plus grands musiciens et festivals.

Le village, las, l’évitait poliment. Et Galaïn, fâché que personne ne reconnaisse son génie, passait ses soirées à boire son propre hydromel en jurant que le monde était trop sourd pour comprendre son art. Mais tout changea un chaud matin d’été.

Elle arriva sur un chariot tiré par deux bœufs blancs, un grand chapeau sur les cornes, et un rire qui faisait chavirer les cœurs. Thymiane. Une musicienne célèbre, satyre elle aussi, connue pour avoir joué devant les cours des rois et des dieux. On disait que ses notes pouvaient amadouer les bêtes, guérir les fièvres, ou faire pleurer les pierres. Mais ce matin-là, Thymiane était en larmes pour une autre raison : ses flûtes étaient tombées dans la rivière en traversant le pont effondré du val en amont du village.

C’est donc en quête d’un nouvel instrument qu’elle poussa la porte du premier atelier venu. Celui de Galaïn. Quand elle l’aperçut, penché sur un tuyau fendu, le visage grimaçant et en train de discuter avec un pigeon, son seul client régulier, elle haussa un sourcil. Se saisissant d'une très somptueuse flûte traversière en bois noble elle porta l'instrument à ses lèvres rosé. Quand elle essaya l'objet, elle haussa les deux. Puis elle dit, d’un ton franc : « C’est pas une flûte, ça. C’est un chalumeau d’ivrogne ».

Galaïn leva enfin le nez. Comme à son habitude quand on lui faisait une telle remarque, il aurait dû se vexer. Mais cette fois, il rougit, balbutia, et tomba éperdument amoureux. Le satyre ne savait plus quoi dire. Ni comment se tenir. Il arrangea ses mèches graisseuses d’un revers de main, redressa son gilet froissé, et tenta un sourire qu’il voulait séduisant, mais qui ressemblait davantage à une crampe de museau.

« Je … Je peux vous en faire une autre ! Une meilleure ! Non, je veux dire … la meilleure ! Avec un bois rare … des roseaux nobles ! Un instrument digne d’une Muse … ». Thymiane le toisa, amusée, les mains sur les hanches. « Tu veux m’offrir une flûte pour me séduire, c’est ça ? ».

Galaïn bafouilla. Un peu. Beaucoup. Puis, dans un éclair de panique, il planta ses sabots dans le sol et déclama du ton des prêcheur de ville : « Pas pour vous séduire. Pour que votre musique séduise le monde. Je vais chercher les roseaux du Gévaudan. Là où chante Orsilphon. Le lwa des Instruments. »

Un silence retentissant accueillit ses mots. Même le pigeon sembla cesser de picorer. Thymiane haussa un sourcil encore plus haut que les précédents :

  • T’as pris un coup d’hydromel ce matin ou t’es juste stupide ?
  • Oui, et non …
  • Tu sait pourtant bien que …

Mais Galaïn n’entendait déjà plus. Le souffle court, le cœur galopant, il s’imaginait en héros, flûte en bandoulière, auréolé d’un vent triomphal. La réalité eut beau le gifler par la voix moqueuse de Thymiane, il tenait sa quête. Il irait. Il ne pouvait pas faire moins. Pas devant elle.

Il partit dès le lendemain, un sac trop lourd pour ses épaules, une carte griffonnée au charbon, et l’adresse du vieux Tulbin, qui connaissait prétendument la route du Gévaudan. Terre de vallons profonds, de forêts drues, de vent hurlant et de légendes plus anciennes que les cités des dieux. Là-bas, disait-on, vivait la Bête. Non pas un monstre ordinaire, mais un dieu sauvage, drapé de cristaux et vêtu de silence. Ceux qui l’approchaient entendaient sa mélodie depuis les collines. Personne n’était jamais revenu avec plus qu’un murmure et un regard vide. Quand ils en revenaient.

Galaïn, lui y allait avec enthousiasme. La première semaine, il chantait sur les sentiers. Il jouait de ses flûtes en marchant, sifflait gaiement le long des cours d'eau. Il avait cousu une plume de héron à son chapeau et griffonné « Bientôt seigneur des vents » sur la doublure de son sac. Chaque soir, il écrivait à Thymiane des lettres qu’il ne lui enverrait jamais, des poèmes ridicules, des projets de mariage. Il riait seul, il était heureux.

La deuxième semaine, il cessa de chanter. Non par lassitude. Mais parce que sa voix se dérobait. Un matin, il voulut siffler pour appeler un merle. Rien. Juste un souffle d’air tiède. Ce n’était pas douloureux. Ce n’était même pas étrange. C’était … naturel. Comme si le vent était son seul souffle désormais. Les lèvres sèches, ou le museau trop crispé peut-être, aucune importance.

Alors il continua. Il voulait les roseaux du sanctuaire d’Orsilphon. Et il les aurait. Il forgerait la plus belle flûte que le monde ait jamais entendue.

La troisième semaine, Galaïn perdit ses notes. Pas sa voix, pas son ouïe. Non. Ce qu’il perdit, c’était sa musique. Il essaya de jouer, un soir, sur l’une de ses vieilles flûtes en sureau. Pas l'une de celles qu'il avait taillé mais la première qu'il avait acheté à un marchand itinérant. Les doigts glissaient sans mal, le souffle sortait, mais rien ne venait. Pas une note. Juste un son pâteux, difforme, comme si les vents refusaient de passer.

Il essaya une autre flûte, qui venait de chez son concurrent dans le village voisin, la plus médiocre qu'il avait. Même silence. Puis une troisième, celle qu'il avait gagné à un concours de casserole, une victoire non méritée à son avis, mais il n'avais pas dit non à un cadeau. Elle siffla brièvement, puis se brisa dans ses mains. Le bois fendit net, sans raison. Galaïn, les yeux ronds, examina le roseau fendu comme s’il avait tué un ami.

Il ne comprenait pas. Il n’avait jamais été un grand musicien, c’est vrai, mais là, il n’était même plus un mauvais joueur. Il n’était plus rien. Ce fut le premier soir où il ne coucha pas de mots pour Thymiane.

Mais il avait continué son chemin. Le sentier n’était plus vraiment un sentier. Des pierres moussues barraient la route, des ronces griffaient ses chevilles. Il avançait, les sabots lourds, les cornes basses, et parfois il s’arrêtait, les mains tremblantes, pour écouter. Mais il n’entendait que la rumeur sourde de la montagne.

Un jour, il se coucha au bord d’un ruisseau. Il vit les bulles briser la surface. Il vit un papillon se poser sur un galet. Mais il n’entendit rien. Pas un clapotis. Pas un bruissement d’aile. Il toucha son oreille, comme si un bouchon pouvait s’y être glissé. Rien, même pas le bruissement sourd de son sang dans ses tympans. Rien qu’un silence croissant, comme une bulle autour de lui.

Et pourtant, il n’avait jamais été aussi proche du sanctuaire. Il le savait. Car à mesure que les sons s’effaçaient, quelque chose d’autre apparaissait : une vibration. Subtile, mais constante. Elle parcourait le sol, grimpait dans ses jambes, jusqu’à ses côtes. Un murmure dans les os. Un pouls, mais pas le sien. C’était Orsilphon. Il en était certain. Ce soir-là, il monta sur un rocher au sommet d’une clairière nue, et contempla la vallée. Elle s’étendait devant lui, dense, presque noire. Pas une lumière. Pas un oiseau. Pas une étoile dans le ciel couvert.

Pourtant au loin, il aperçut une lueur. Infime. Bleutée. Elle pulsait lentement, comme une braise ondoyant au souffle du vent. Galaïn sentit ses sabots vibrer. Le roseau de sa flûte, accroché à sa ceinture, résonna faiblement, comme sous l’effet d’un souffle divin. Mais le chemin était traître. Il glissait, il griffait, il avalait ses pas. À plusieurs reprises, Galaïn chuta. Une fois, il resta au sol plusieurs minutes, la bouche pleine de terre, les bras en croix, épuisé, au bord des larmes. Mais il ne pouvait plus reculer. Plus maintenant. Plus aussi près.

Il vit enfin le vallon. Un demi-cercle de roches brisées ornés de peintures aux couleurs vives, visible malgré la pénombre, surplombant un bassin miroitant. Et là, sur un promontoire de pierre nue, entre les hautes herbes blanches du Gévaudan, se tenait la Bête. Orsilphon. Il ne bougeait pas.

Il rayonnait. Un immense sanglier de cristal, dont le pelage n’était pas fait de poils, mais d’arêtes gemmées, longues et translucides, comme taillées dans du quartz. Sa gueule massive était fermée. Ses yeux clos. Mais à chaque rafale de vent, une mélodie s’élevait.

Pas un son, non. Galaïn n’entendait rien. Mais il la ressentait. Chaque bourrasque faisait frissonner les aiguilles d’onyx et de topaze du flanc de la Bête, chaque souffle parcourait l’espace comme un accord parfait. Il n’avait jamais rien connu d’aussi pur. D’aussi juste.

Et pourtant … il n’en percevait que le silence vibrant. Il tomba à genoux. Et fondit en larmes. Pas celles de la douleur, ni de la tristesse. Une émotion venant du fond des tripes, celle indescriptible mêlant tant et tant de choses, la chaleur dans le ventre, le frisson dans le dos. Car il comprenait. Il ne jouerait plus jamais, mais il avait entendu la perfection. Ou du moins, il en avait connu la forme.

Le silence s’était fait si dense que même ses pensées résonnaient trop fort. Galaïn était resté là, à genoux, la tête penchée, les mains ouvertes sur ses cuisses. Il n’osait pas respirer, de peur de briser ce qui venait de se passer. Le contact du museau d’Orsilphon contre son front, d’abord si froid, s’était répercuté comme une onde de chaleur à l’intérieur de lui. Ce n’était pas un feu qui brûle, c’était celui qui éclaire. Une lueur intérieure, une résonance. Il ne savait pas s’il s’agissait d’un baiser, d’une note, ou d’un adieu. Il savait juste qu’il avait été touché. Vu. Accordé.

La Bête avait reculé d’un pas. Ses sabots cristallins l'avaient porté avec grâce jusqu'à l'eau, et sans un clapotis, sans un remous, comme s'il n'avais jamais été la, il disparu sous le miroir aqueux. Ne restait plus que le chant. Non … pas un chant. Une vibration. Une pulsation dans ses os, comme le souvenir d’un tambour qui aurait raisonné à ses coté pendant des heures. Galaïn resta figé, longtemps. Le vent lui caressait les tempes, mais il ne l’entendait pas. Il sentait ses poils frissonner, ses sabots picoter contre le sol. Mais il n’y avait pas de son. Et ce manque, ce vide, était à la fois douloureux et sublime.

Il avait tout perdu. Et il avait tout gagné. Un rire, une note, un mot, rien ne sortirait plus de lui. Il en était sûr. Mais en contrepartie, il portait en lui un silence qui vibrait comme mille symphonies à la fois. Il n’aurait pas pu l’expliquer, même s’il avait su encore parler. Il se sentait vidé, et pourtant plus plein que jamais.

Il mit longtemps à se relever. Ses jambes étaient faibles. Son dos lui faisait mal. Son ventre criait famine. Mais rien n’importait. Il descendit du promontoire comme on quitte un temple : chaque pas avec précaution, comme pour ne pas réveiller un dieu qui y sommeillerait. Dans le bassin, il aperçut son reflet. Son regard avait changé. Ce n’était pas la sagesse, ni la tristesse. C’était autre chose. Une lumière intérieure, celle qui brillait dans les yeux des grands musiciens et des grands peintres.

À ses côtés, posé sur la mousse comme un présent, se trouvait un roseau. Il n’avait pas vu Orsilphon le déposer. Il ne l’avait même pas vu pousser. Mais il était là. Pur, translucide, veiné d’améthyste et d’ambre. Le vent qui le frôlait jouait une mélodie que Galaïn ne pouvait entendre. Pourtant, il sut que c’était là ce qu’il était venu chercher.

Le retour fut long. Lent. Mais pas douloureux. Il n’y avait plus rien à prouver. Pas de flûte à vendre. Pas de gloire à chercher. Il n’avait plus ni voix, ni musique, ni nom à défendre. Il ne chantait pas, mais l’air vibrait autour de lui. Quand il marchait, les feuilles bruissaient d’une façon nouvelle. Quand il dormait, les grillons s’arrêtaient pour l’écouter rêver. Quand il se lavait dans un ruisseau, les gouttes éclataient sur sa peau comme autant de notes.

Le monde entier semblait lui jouer une musique qu’il ne pouvait plus entendre. Et cela le faisait pleurer, souvent. Pas de chagrin, mais de tendresse. D’humilité. Il n’était plus maître des vents. Il en était le serviteur. Et pourtant … Parfois, dans le creux de la nuit, quand il touchait le roseau à travers la toile qui l’enveloppait, il sentait la vibration. Très faible, mais présente. Comme une corde tendue, prête à résonner au diapason.

Craitdechêne n’avait pas changé. Les volets grinçaient toujours. Les enfants couraient après les chèvres. Le pigeon picorait devant l’atelier vide. Personne ne remarqua Galaïn tout de suite. Il ressemblait à un pèlerin égaré, ou un berger trop longtemps resté en montagne. Il entra dans son atelier sans un mot, sans un regard. Il rangea ses vieilles flûtes. Les mauvaises. Les cassées. Celles qui sonnaient faux.

Puis il posa le roseau sur l’établi. Et il travailla. Des jours et des nuits. Sans pause. Sans boire et sans manger. Le vent s’engouffrait dans la pièce par les lattes disjointes, et à chaque passage il faisait vibrer l’instrument à moitié taillé. Des accords flottants, inachevés. Comme si Orsilphon veillait sur lui.

Quand la flûte fut terminée, elle ne ressemblait à rien de connu. C’était une flûte de Pan, oui. Mais chaque tube avait une courbure légère, un ton différent. Les notes y étaient alignées selon une logique oubliée, dictée non par l’harmonie du monde, mais par celle du silence. Le roseau chantait dans les mains, il se sentait. Et Galaïn, sans même la porter à ses lèvres, sut qu’il n’en jouerait jamais. Ce n’était pas pour lui, il n'avait pas oublié sa promesse.

Le soir de son retour officiel, annoncé par un message qu'il avait épinglé au panneau d'affichage publique, les villageois s’étaient rassemblés sur la place. Par curiosité surtout. Certains s’attendaient à une farce. D’autres à une confession. Tous chuchotaient. Et Thymiane était là aussi, adossée à la fontaine, les bras croisés, sceptique, amusée, un peu inquiète.

Galaïn s’approcha. Il n’avait toujours pas prononcé un mot. Son chapeau était neuf. Ses sabots cirés. Ses cornes, toujours aussi petites, étaient bien lustrées et ses cheveux propres et peignés. Il s’arrêta devant la satyre, s’inclina, et lui tendit la flûte. Elle haussa un sourcil, comme à leur première rencontre : « Elle est pour moi, celle-là aussi ? Tu veux encore me séduire ? » demanda-t-elle, un sourire en coin. Et si l'ancien satyre vaniteux ne l'avais pas marqué, ce nouveau Galaïn qui lui semblait bien plus humble, peut-être à cause de son silence, lui semblait soudain moins désagréable.

Il ne répondit pas. Il posa une main sur son cœur, puis désigna la flûte. Et enfin, doucement, il l’approcha de ses lèvres. Une seule note. C’était tout ce qu’il joua. Mais cette note, ce fut comme si mille vents avaient soufflé d’un coup dans le village. Le silence tomba. Un silence sacré, qui contenait en lui le chant d’Orsilphon, les cris du vent du Gévaudan, le souffle du sanglier, les larmes, la terre, les pierres, le feu et l’amour. Et à travers cette seule note, toute l’histoire de Galaïn passa.

Quand elle s’éteignit, plus personne ne bougea. Thymiane, bouche entrouverte, avait les yeux brillants. Quand elle reprit ses esprits, la satyre s’approcha lentement, presque à pas de louve, comme si elle craignait de briser quelque chose de sacré. Ses doigts, fins et calleux à force de jouer, effleurèrent la flûte encore vibrante. Elle ne dit rien. Ne fit pas de commentaire piquant. Elle se contenta de regarder Galaïn, longuement, puis lui sourit. Un vrai. Pas un rictus moqueur, pas un demi-sourire amusé. Un sourire tendre, teinté d'une pointe de mélancolie aussi. Comme celui que l’on adresse à un amour maladroit, mais sincère.

Elle posa un baiser sur sa joue. Juste un. Et souffla, à mi-voix, « T’as bien fait d’y aller ». Le village, lui, resta encore un instant suspendu. Puis, lentement, les murmures reprirent. Des regards se croisèrent. Des hochements de tête. Des mains se posèrent sur des épaules. Et pour la première fois, Galaïn ne vit ni moquerie, ni condescendance. Seulement du respect. Et un peu de honte aussi, chez certains. Pour avoir ri. Pour ne pas avoir cru.

Les jours passèrent. Puis les semaines. Galaïn, devenu muet et sourd, n’en travaillait que mieux. Il écoutait les bois, les cornes, les écorces avec ses doigts. Il pressait chaque roseau contre sa joue, ressentant ses fibres vibrer comme un chant secret. Il ne façonnait plus des flûtes : il leur permettait d’exister. Et chacune avait une voix propre. Aucune ne sonnait pareil. Toutes touchaient l’âme.

Il ne vendait pas ses instruments. Il les offrait. À ceux qui comprenaient leur valeur. À ceux qui avaient quelque chose à dire, sans forcément vouloir être entendus. Les musiciens venaient de loin pour lui serrer la main, lui faire signe, lui montrer comment ses flûtes résonnaient. Et ceux qui se moquaient de ses cornes trop petites venaient désormais lui demander conseil pour lisser le grain d’un bois ou sculpter la cambrure d’un bec.

On le nomma bientôt Archimestre des vents. Pas de manière officielle, non. Mais tout le monde l’appelait ainsi, un titre qui n'avait été créé que pour lui, tant les Maîtres se sentaient apprenant face à lui. Et même ceux qui l’avaient ignoré durant des années finirent par apprendre quelques gestes de la langue des signes, assez du moins pour lui dire bonjour, merci, bravo. Les enfants s’y mirent d’abord, bien sûr. Puis les anciens. Et enfin, tout le monde. Car il était devenu l’un des leurs, pleinement, pour la première fois.

Quant à Thymiane, elle resta. Elle s’installa dans une petite maison voisine, avec un jardin plein de ronces et de silènes. On disait qu’ils étaient ensemble. Pas mariés, non. Les satyres n’aiment pas les contrats. Mais liés, oui. Elle riait fort, toujours. Lui, riait en silence, les épaules secouées. Et souvent, on les voyait marcher dans les bois, elle jouant quelques notes, lui choisissant une branche, un morceau d’écorce, un brin de vent.

Certains soirs, quand la brise tombait et que les chouettes restaient muettes, on disait que le vent retenait son souffle. Qu’Orsilphon, quelque part, tendait l’oreille. Et si l’on écoutait bien, très bien, alors parfois, derrière le silence, on entendait … non, pas un son. Une vibration. Une harmonie. Comme si Galaïn et le lwa des Instruments jouaient encore ensemble, par-delà les mots, les souffles, et le temps.

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