Les nénies des tempêtes

Le vent chaud du soir d'été faisait bruisser ses plumes doucement, alors qu'il volait tranquillement vers l’horizon pourpre. Comme ses quatre frères et sœurs, il avait reçu de son père la mission de veiller sur une partie du monde, veiller à ce qu'aucune guerre ne vienne perturber la quiétude des mortels. Heureusement, les mortels avaient, eux-mêmes, renoncé à cette folie depuis que le Grand-griffon avait donné sa vie pour mettre fin à la Guerre. Alors, le plus souvent, ses journées se limitaient à voler dans les cieux pour admirer les vastes étendues américaines, et dormir tapi dans les lieux les plus reculés de son territoire pour que nul culte ne se fasse autour de sa personne.

Son vol le porta jusqu'à un territoire réputé pour ses tempêtes. Un endroit où les vents bataillaient parfois si violemment que d'immenses colonnes d'air prenaient forme pour tout dévaster sur leur passage dans un tourbillon de débris destructeurs. Mais cette fois, le goût de l'air était différent. Plus chaud. Trop chaud. Ses plumes se hérissèrent, tel un océan d'azur soumis à la fureur des vents. Il se posa au sol, toisant certains arbres tant il était immense. Son plumage cobalt et blanc strié de noir n'était pas sans rappeler celui des geais bleus qui habitaient dans les environs. Malgré sa taille imposante de plusieurs mètres, ses pattes de félin ne laissèrent presque aucune trace dans le sol humide alors qu'il déambulait, les oreilles plaquées sur le crâne.

Quelque chose n'allait pas. Ce n'était pas la première fois qu'il ressentait cela. Quelque chose d'immense approchait. Lui qui avait vécu des millions d'années avait déjà senti cette monstruosité, une anomalie de la réalité. Mais jamais encore il ne l'avait vue de ses yeux. Il avait à chaque fois été bien trop loin. Cette créature ne venait que rarement sur Terre, et encore plus rarement sur son territoire. Mais cette fois, il allait pouvoir la voir de ses yeux. Et, il l’espérait, pouvoir la chasser de ses terres.

Il lui avait fallu de très nombreux cycles pour comprendre que la venue de cette engeance provoquait l'apparition des phœnix et des oiseaux-tonnerres. Et si la mort de milliers d'oiseaux et de griffons était déjà particulièrement dure à accepter pour l'opinicus, les dégâts qu’ils causaient sur son territoire étaient encore plus terrifiants. Les premiers, squelettes brûlants d'un feu que rien ne pouvait éteindre, s'embrasaient chaque jour sous les rayons du soleil, tandis que les seconds prenaient leur souffle lors des orages, ne laissant que peu de répit aux mortels. Les deux espèces semblaient mues par un désir de vengeance, une douleur profonde qui les rendait aveugles à tout autre instinct que celui de tuer. C'étaient là des êtres de pure rage.

L'air devenait étouffant. La chaleur du monstre qui approchait depuis le firmament écrasait les vents froids venus du nord. Le soleil avait passé l'horizon depuis un moment déjà, laissant le paysage dans un voile d'encre, encore plus assombri par les nuages. Mais petit à petit, une lueur se mit à illuminer la masse noire du ciel. Doucement, elle gagna en clarté, brillant comme un soleil dans la nuit. « Est-ce donc là le monstre que je crains ? » se demanda l'opinicus. « Un être de lumière et de chaleur ? Pourquoi s'en prend-il à mes enfants, mes frères, mes sœurs ? » Une vague nauséeuse le parcourut, quelque part entre la colère et l’incompréhension, et il prit son envol. Il savait que le monstre, quoi qu'il fût, ne resterait pas longtemps et volerait vite.

Il vola à s'en rompre les ailes, ballotté par les vents, trempé par l'orage, fonçant droit vers la lumière et la chaleur qui brûlaient dans les nuages. Soudain, entre deux coups de tonnerre, un hurlement retentit, strident, déchirant. Puis il vit un griffon crever les nuages, tombant du ciel tout en brûlant, hurlant dans son agonie. La colère de l'opinicus prit le pas sur son désarroi. Il redoubla d'efforts pour confronter le monstre. Il ressentait bien que ce dernier était un être au-delà de sa compréhension. Sans doute même une créature plus puissante que son propre père, qui pourtant était déjà un Immortel. Peut-être même un être encore plus étrange que les Dragons du Zodiaque qu'il avait déjà rencontrés, puisque deux d'entre eux vivaient sur ses terres. Car même si la magie du monstre ressemblait à celle de ces derniers, elle était bien plus puissante.

Il peinait à garder les yeux ouverts tant l'air lui brûlait les rétines, mais étonnamment, il commençait en même temps à se sentir mieux. La colère se dissipa peu à peu, au fur et à mesure qu'il s’approchait de la lumière. Une forme de quiétude s’empara de lui, l'enivra, lui faisant presque oublier la raison de sa présence dans cette tempête ardente. Lui qui était un être magique d'une grande puissance grâce à son patriarche avait bien du mal à garder les idées claires. Il ne s’étonnait plus des raisons qui poussaient tant de ses congénères mortels à venir voler dans cet enfer, tant il était doux d'y goûter.

La créature au plumage d'azur portait toute sa concentration à garder l’esprit vif. Il devait chasser ce monstre ; il était si proche qu'il pouvait presque le voir à travers les nuages. Immense, plus grand qu'une chaîne de montagnes, d'un rouge éclatant et brûlant du feu des étoiles. Il ne lui faudrait plus que quelques minutes pour atteindre les ailes du monstre, et seulement quelques autres pour croiser son regard. Mais alors qu'il luttait contre les brumes de sa conscience, il oublia. La douleur dans ses muscles n'avait plus d'importance, la brûlure de sa peau semblait lointaine, comme si ce n'était pas sa peau.

Porté par un second souffle, il accéléra. Son corps brisé par la souffrance émergea dans le sillage du monstre, percutant de plein fouet ce qui faisait tant sa magnificence que son horreur. Un océan de plasma l'entoura, le ramenant à la réalité. Le feu consuma sa chair dans une souffrance que rien ne pourrait jamais égaler. Son esprit se consuma dans le flot d'une magie si puissante que même le plus puissant des Immortels n'y survivrait pas. Avant que la folie ne s'empare de lui, il put ressentir, pendant une fraction de seconde, toute la désolation et la tristesse de Leo. Ce monstre qui venait de lui arracher la vie n'en était pas un. Juste un être céleste bien trop puissant pour vivre aux côtés de ses frères et sœurs, consumant dans sa grandeur tous ceux qui, comme Icare, s'approchaient trop de ce Soleil vivant.

Alors que le feu liquide dévorait sa chair, il sentait la lumière de Leo s'éloigner de lui, le laissant dans une haine et un effroi qu'il n'avait jamais connus. Incapable de voler, de réfléchir, d'user de magie, il se sentait sombrer dans les abîmes. Il s'écrasa sur le sol comme une pierre, les flammes s'éteignant doucement sous la pluie. Il n'était plus qu'un tas d'os et de chair calcinés, et pourtant, ce qui fut autrefois son corps le faisait souffrir le martyr. Il n'avait plus d'yeux pour voir, mais le monde lui apparaissait clairement. Ses tympans avaient disparu, mais le bruit de la pluie s'imposait encore à sa conscience. Il n'avait jamais goûté à la mort, mais ceci lui semblait bien étrange ; cela ne pouvait être « mourir ». Lui qui était un amortel ne pouvait certes pas vieillir ou tomber malade, mais il pouvait être tué. Alors, que lui arrivait-il ? Quelle malédiction s'abattait sur lui ? Alors que l'orage commençait à passer, sa souffrance ne diminuait pas, mais il lui sembla que sa conscience faiblissait avec la pluie qui s'amenuisait. Puis, tout devint noir.

Une goutte le tira de son sommeil. La douleur revint avec l'eau, cette même souffrance qui le rongeait depuis que Leo lui avait volé la vie. Alors que la tempête gagnait en intensité, une masse informe de brume sembla ramper jusqu'à son squelette habillé d'amas de chair meurtrie. Le brouillard s'enroula autour de son corps, dessinant doucement les contours de ce qui était autrefois son anatomie. Plus vaporeux que de son vivant, il gardait les couleurs cobalt et blanc de son ancien plumage, bien que la foudre parcourût la tempête de son nouveau corps. Il s'étira nonchalamment, remerciant l'orage de l'avoir ramené parmi les vivants pour un temps, même si cela voulait dire vivre l'instant de sa mort, encore et encore, pour l’éternité.

Son agonie avait commencé il y a des années. Le premier éveil fut le plus dur. Leo n'était plus là, et seules restaient la douleur et la haine. Alors, comme tous les oiseaux-tonnerres, il avait déversé sa colère sur tous les êtres vivants qu'il avait rencontrés. Heureusement pour les mortels, la pluie était rapidement passée, sans quoi il aurait détruit des centaines de villages dans sa fureur. Mais son esprit, complètement ravagé par les flammes, ne lui permettait plus de faire la différence entre le bien, le mal, protéger son territoire ou le détruire. Et même si chaque renaissance était une agonie, même s'il s'en prenait à tout ce qu'il chérissait autrefois, il faisait tout ce qui était en son pouvoir pour suivre les orages, rester éveillé le plus longtemps possible, ravageant tout sur son passage. Il fut rapidement connu comme l'Opinicus des Tempêtes, porteur des nénies des tempêtes.

Du haut des cieux, il remarqua un petit village. Que faisaient donc ces stupides mortels dans son domaine ? se demanda-t-il. Si les oiseaux-tonnerres étaient dangereux quelle que fût leur taille, un monstre de cinq mètres de haut et plusieurs dizaines de mètres d'envergure, doué de magie avant même sa renaissance, était une calamité si grande que tous les habitants de la région avaient appris à soigneusement l'éviter. Il s'abattit au cœur du hameau dans un craquement de tonnerre, envoyant des arcs électriques dans toutes les directions. Mais, à sa grande surprise, aucun cri, ni aucune lamentation ne retentirent.

Seulement un ricanement profond et puissant. Lui qui était devenu la mort, la terreur des cieux, la haine brûlante de la tempête, fut soudain pris d'un sentiment d'effroi. Il reconnut ce rire, bien qu'il ne l'eût entendu que de loin, quand il était encore un être de chair et de sang. Taurus, l'un des frères de Leo. L'opinicus fit volte-face et vit alors ce qu'il avait pris pour une grande colline se mouvoir. La roche et la terre se mirent à rouler, dévoilant petit à petit d'immenses écailles bardées de grands pics de sienne. Se dressant sur ses pattes, il étendit ses ailes démesurées, qui semblaient assez grandes pour couvrir le ciel entier. Au loin, sa queue fouettait l'horizon, si vite que son claquement rivalisait avec le tonnerre.

Il savait parfaitement ce que lui voulait le Zodiaque. Comme lui autrefois, ce Dragon s'était donné pour mission de protéger ce territoire. Ils avaient longtemps partagé cette mission : lui devait garantir la paix entre les mortels, et Taurus conservait l'équilibre naturel entre tout ce qui vivait, pour son simple plaisir d'avoir une terre florissante à habiter. Mais, depuis qu'il était devenu l'Opinicus des Tempêtes, l'équilibre était rompu. Il était bien trop dangereux et puissant pour que le Dragon l'ignore de la même façon qu'il ignorait les autres oiseaux-tonnerres. Le Zodiaque lui avait-il tendu un piège à l'aide des mortels ? Ou bien n'était-ce là qu'une coïncidence malheureuse pour l'opinicus ? Cela importait peu, car il savait qu'il ne ferait pas le poids contre le frère de son nouveau père.

Il décolla en direction du ciel noir pour s'y cacher. Car sa nature n'était pas juste celle d'être une créature des tempêtes. Il était la tempête. Une fois à l'intérieur des nuages, il serait presque impossible à voir. Mais, avant qu'il ne puisse atteindre le ciel, pourtant bien bas, l'aile de Taurus lui bloqua le chemin, couvrant des centaines de mètres à la ronde. D'un vif mouvement, l'opinicus plongea pour passer sous le ventre du Dragon. Il était si grand qu'une fois au corps-à-corps, il ne pourrait pas suivre ses mouvements. Même si cela était dangereux, le Zodiaque n'avait que deux yeux !

Mais contre toute attente, la montagne vivante était beaucoup plus vive que sa taille ne le laissait supposer. Il recula de quelques pas et, d'un coup de patte, envoya son adversaire s'écraser sur le sol. Le griffon géant s'était attendu à ce que le choc lui provoque une souffrance indicible, mais il ne ressentit absolument rien. Il ne sut si c'était grâce à sa nature brumeuse, ou à cause de l'agonie constante qui lui rongeait la chair et les os, mais cela lui donna de l'espoir. Un espoir que même ce Dragon ne pouvait lui ôter.

L'orage qui grondait en lui redoubla d’intensité, et le ciel se fit son écho en déversant encore plus d'eau sur le sol boueux. Le plumage nuageux de l'opinicus était maintenant une ombre noire de jais, parcourue d'éclairs éclatants. Il prit son envol telle la foudre et percuta la face de Taurus sans que ce dernier ne s'y attende. Bien que surpris, le Zodiaque ne montra pas le moindre signe de douleur, ne reculant même pas d'un pas. À peine avait-il cligné des yeux à cause de la lumière aveuglante que l'opinicus avait produite. Mais son agacement grandissant, lui, était évident. Il tenta de happer son ennemi dans ses immenses mâchoires, mais ce dernier bougeait trop rapidement.

En confiance, le griffon s'enorgueillit de quelques cabrioles qui lui permirent d'atteindre la sécurité des nuages. Enfin dans son élément, il se sentit en sécurité, jusqu'à ce qu'une immense gerbe de flammes vertes assèche l'air suffisamment pour faire disparaître les nuages sur des centaines de mètres alentour. Une course-poursuite dans le ciel s’engagea. Le souffle des ailes de Taurus était si puissant qu'il modifiait la circulation des courants d'air. À ce rythme, l'orage se calmerait bientôt et il serait alors totalement à la merci du Dragon ! Il fallait qu'il trouve une solution au plus vite, sans quoi il n'avait aucune idée de ce qu'il pourrait lui arriver une fois inconscient.

Les mortels avaient pris l'habitude, entre autres techniques, d’enterrer profondément tous les corps d'oiseaux-tonnerres lors des beaux jours, empêchant ainsi leurs réveils pour des décennies, voire des siècles, bien à l'abri des tempêtes salvatrices. Si le Dragon connaissait cette méthode, à combien de kilomètres sous le sol pourrait bien l'enterrer un Zodiaque lié à l'élément de la terre ? Alors que l'orage faiblissait et que la pluie ne tomberait plus que quelques minutes encore, dans l'espoir d'embrouiller le géant, l'opinicus fit volte-face et longea le corps du Dragon. Volant à tire-d'aile, slalomant entre les pics vertigineux de ses écailles, il arriva à sa queue avant même que Taurus ne tente de se retourner.

Mais soudain, dans le même bruit que le craquement du plus puissant tonnerre qu'il n'ait jamais entendu, la queue du Dragon fendit l'air, percutant de plein fouet la tempête vivante. Cette fois-ci, il sentit la douleur. Plus seulement celle de sa chair brûlant pour l’éternité, mais aussi celle de ses os se brisant, de ses muscles se déchirant. Il s’écrasa au sol dans un flot de nuages, de foudre, d'os et de chair calcinée. Il tenta de ramper, mais il ne sentait plus ses pattes, qui gisaient plusieurs dizaines de mètres plus loin. Ses orbites vides perdirent leur faculté de voir, et les nuages de son plumage s’évaporèrent dans la brume ambiante. Toute la douleur et la souffrance qui l’habitaient depuis des années s’évanouirent lentement. Sa conscience l'abandonna lentement, et il sombra dans la quiétude de la vraie mort, l'esprit enfin libéré de sa folie.

Mais une goutte le tira de son sommeil …

Panier

    Votre panier est vide

    D'autres articles qui pourraient vous plaire