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Les dieux d'acier

On raconte, dans les collines du nord, qu’il existe un endroit où la forêt ne pousse pas tout à fait comme ailleurs. Là-bas, les arbres sont malingres, la mousse grasse, et l’air lui-même semble poussiéreux, comme si la terre y exhalait un soupir rouillé. On n’y va pas. Pas même les chasseurs. Pas même les bûcherons quand la sève est douce.

Car la rumeur dit que, dans les entrailles de cette forêt, sommeillent les Dents de Fer, les restes d’un peuple ancien de dieux, engloutis par leur propre fureur. Leurs corps gisent là-bas, géants aux entrailles d'acier, au ventre creux, le flanc ouvert et les yeux vitreux éteints. Et parfois, quand le soir tombe juste, on entend leur respiration. Un vrombissement grave, continu, semblable à celui du ronronnement d'un chat monstrueux aux crocs d'acier.

Ce n’est qu’une légende, diront certains. Mais dans son village, où les anciens murmurent plus qu’ils ne parlent, nul n’ose poser le pied sur le chemin qui mène à la forêt des Dents de Fer. C’est ainsi qu’ils appellent ce lieu : non pas une ruine, non pas une friche, mais un temple oublié, trop ancien pour qu’on en connaisse encore le nom. Tous, sauf Elliam.

Elliam n’était pas du genre à croire les vieilles histoires. Il leur prêtait l'oreille, bien sûr, comme tout le monde. Il en savourait la beauté, parfois même frissonnait-il à leur écoute. Mais il avait dans les veines autre chose que de la crainte : une soif, celle qui anime tous les jeunes gens, apprendre. Car Elliam était apprenti forgeron. Et il connaissait mieux que quiconque les chants du feu, le poids du métal, l’odeur du fer chaud. Il sentait dans ses os que ces Dents de Fer n’étaient pas des dieux. Pas au sens des prêtres, ni même des mythes. C’étaient des choses créées. Fabriquées. Construites. Et dans ce mot, pour lui, il y avait déjà une forme de sacré.

Il était né dans ce village de pierre et de suie, dernier enfant d’une lignée de ferblantiers trop pauvres pour payer leur dîme, mais assez fiers pour n’avoir jamais quitté leur forge. À seize ans, ses mains portaient déjà la marque des lames battues et des enclumes frappées. Il connaissait les aciers au son, les températions à l’œil. Mais ce n’était pas suffisant. Il voulait plus. Il voulait savoir ce que ses ancêtres avaient perdu, avant que la Guerre, avant que le savoir ne soit oublié et que les forges se réduisent à des enclumes pour socs de charrue. Un jour, alors qu’il nettoyait un débarras à l’arrière de la maison familiale, Elliam fit une découverte. Un livre.

Relié en cuir, jauni, rongé de moisissure mais intact. Le titre, à demi effacé, était rédigé dans une langue ancienne, totalement différente de la langue commune. Mais à l’intérieur, certaines pages comportaient des schémas, presque des dessins, dont les traits d'une perfection inhumaine s'étaient effacés sous le poids des années. L’un d’eux représentait une créature étrange : un corps allongé, lisse, posé sur quatre disques. Un œil de verre à l’avant. Il ressemblait à une bête de légende, mais avec quelque chose de mécanique. Et en dessous, un mot, griffonné à la main, visiblement à la hâte, en lettres tremblantes : « VSEAVTOM ».

Le mot résonna dans sa tête plusieurs nuits. Dans ses songes, il s'imposait à son esprit. Il entendait le vrombissement que les anciens évoquaient, pas comme un avertissement, mais comme un appel. Et si ce Vseavtom n’était pas un dieu, pas une créature … mais un lieu ? Un ancien sanctuaire ? Un atelier ? Un temple dédié aux forges ?

Il s’en ouvrit un soir au doyen du village, un vieil homme nommé Maer, qui vivait seul dans une maison bancale, en périphérie du village. L'on disait de lui qu'il avait vu des choses, qu'aucun homme ni aucune bête n'aurait dû voir. Assis l'un face à l'autre, autour d'une table de bois massive aux clous forgés que reconnaissait sans peine Elliam, le vieil homme le fixa longtemps sans mot dire. Les yeux embués de larmes qu’il ne versa pas, il finit par murmurer : « Tu veux connaître la vérité, garçon ? Alors je vais te dire ce que j’ai vu. Une fois. Une seule. » Elliam se pencha, le cœur battant. Jamais il n'avait été autant suspendu aux élucubrations d'un ancien, encore moins ce vieux Maer.

« J’avais ton âge, souffla le vieillard, et j’étais encore assez sot pour croire que les légendes n’étaient que des mots. Un jour, je suis monté dans les collines avec trois autres garçons. On chassait les lièvres. Et on l’a entendue, la forêt. Pas vue. Entendue. Ça ronflait. Comme un monstre malade qui digère lentement des pierres. Et puis, entre deux arbres, on l’a aperçue. Pas une bête. Une … chose. Grande comme une maison. De fer. Allongée. Morte, ou peut-être pas ». Sa voix se brisa, sa déglutition bruyante étant le seul son rompant le silence.

Il se tut. Puis ajouta, plus bas : « On l’a appelée Vseavtom, nous aussi. Parce que c’était ce qui était écrit. Gravé sur une roche brisée, juste à côté. VSEAVTOM. Un nom que personne n’a osé prononcer à voix haute depuis. » Elliam sentit un frisson remonter sa nuque. Il n’était pas fou, alors. « Mais je t’en conjure, reprit Maer. N’y va pas. Ce que nous avons oublié ne nous manque pas. Laisse les dieux de fer dormir. Ils ont participé à la Guerre, et si le Grand-Griffon le veut, ils dormiront à jamais. Alors … » susurra-t-il d'un mélange d'effroi et de menace. « N'y va pas. »

Mais Elliam avait déjà pris sa décision. Et dans le vrombissement des vents du nord, il croyait entendre le souffle rouillé d’une histoire trop ancienne pour être tue. Il n’en parla à personne. Pas même à sa sœur aînée, pourtant curieuse de tout, et encore moins à son maître de forge, qui l’aurait roué à coups de tenailles pour avoir osé prononcer le mot Vseavtom. Il se contenta d’observer, de se taire, et d’écouter chaque rumeur comme un morceau de carte dissimulé dans le bavardage. Mais Maer, lui, veillait.

Le vieux avait beau prétendre n’être qu’une loque à moitié sourde, ses yeux pâles suivaient Elliam dans chacun de ses déplacements. Il le croisait sur la place, au marché, ou lorsqu’il achetait des morceaux de cuir trop rigides pour la semelle d’un voyageur. Il feignait de dormir sur le banc sous le sureau, mais Elliam sentait son regard comme des braises piquant son dos. Alors il redoubla de prudence.

Il forgea en secret, le soir, après que le marteau du maître s’était tu. Dans un petit abri en terre battue à l’arrière de la forge, là où l’on entreposait les ferrailles inutiles, les chutes de barres, les clous tordus. Il y fit naître une lame, pas bien grande, mais robuste, sans fioriture, sans superflu. Une dague au tranchant mat, aiguisée comme le croc de la vipère. Il n’avait pas appris à se battre, mais il savait forger, et cela valait parfois mieux.

Il répara aussi un vieux baudrier abandonné, qu’il renforça de plaques rivetées. Il ne savait pas ce qu’il trouverait dans la forêt, mais il avait appris que le métal était fidèle. Quand tout craque, le fer plie, mais il ne rompt pas. Il fabriqua aussi une poignée d’outils simples : un crochet de levier, une pince, un petit ciseau à métal. Pas assez pour dépouiller une carcasse, mais peut-être assez pour comprendre. Et dans une sacoche de cuir patiné, il rangea soigneusement le livre.

Ce grimoire d’un autre âge, ce guide muet, ce témoignage d’un monde qu’on leur avait interdit. Il avait passé des nuits à en relire les schémas, à les tracer sur du papier de rebut, à en rêver comme d’une carte d’un trésor oublié. Il se demandait, parfois, ce qu’étaient devenues les mains qui l’avaient écrit. Avait-on tué celui ou celle qui l’avait rédigé ? Avait-on brûlé ses créations ? Ses idées ? Ou bien, comme tant d’autres, avait-il simplement été balayé par le vent de l’Histoire, laissant derrière lui ce seul murmure ? Il pensa aux dangers.

Pas ceux des histoires, pas les Dragons, ni les spectres, ni les malédictions. Mais ceux de la vraie vie : les racines qui cèdent, les glissements de terrain, les sangliers et les loups. Et surtout, l’oubli. Se perdre, mourir de froid, tomber et ne pas pouvoir se relever. Il s’exerça à grimper aux arbres, à reconnaître les champignons comestibles. Il vola un petit briquet à silex dans la remise du village, sous le regard désapprobateur d’un chat. Il recousit lui-même sa cape d’hiver, renforça ses bottes, et grava dans l’intérieur de sa besace ce mot : Vseavtom.

Pas pour s’en souvenir, non. Il le savait déjà par cœur. Mais comme un serment. Une promesse qu’il faisait à lui-même : Tu iras. Tu verras. Le temps s’allongea comme une corde tendue. Les jours devinrent soupçons, les nuits impatiences. Et toujours, l’œil de Maer. Jusqu’au soir où le vieux homme l’attendit à la sortie du village, assis sur un tronc renversé, une lanterne posée à ses pieds. « Tu crois que je n’vois plus rien, hein ? gronda-t-il en mâchant un brin d’herbe sèche. Mais j’ai vu tes outils, garçon. J’ai vu tes allées et venues. Ce ne sont pas ceux d'un cueilleur. Ce sont les allées de ceux qui partent. »

Elliam ne répondit pas. Il ne pouvait plus mentir. Plus maintenant, et pas à lui, il était trop tard. « Tu crois que tu vas trouver quoi là-bas ? Des réponses ? Des secrets ? Une vérité ? ». Le silence pesa un instant. Puis Elliam répondit, simplement : « Non. Je crois que je vais trouver des ruines. Mais j’ai besoin de les voir de mes yeux. »

Maer le fixa. Puis, dans un geste lent, il sortit de sa poche une chose étrange, noircie par le temps. Elliam la prit entre ses doigts calleux, la tourna lentement à la lumière de la lanterne. C’était du fer, ça, ou peut-être un alliage plus noble, trop finement ouvragé pour venir d’une main humaine.

La base, gravée d’un pas de vis régulier, semblait vouloir se loger quelque part, se visser comme une cheville dans le ventre d’une machine qu’il ne pouvait qu’imaginer. Au-dessus, le corps était rainuré avec soin, pour une bonne prise, comme la poignée d’un outil de précision. Mais ce qui le troubla, c’était la pointe : une petite tige, fendue en son extrémité, noircie, mordue par une chaleur ancienne. Pas une pointe de flèche, pas une lame, rien qui tranche ou qui perce.

Un souffle de rouille en couvrait les jointures, mais aucune soudure, aucun rivet. Tout tenait d’une seule pièce, comme coulé dans le moule d'un savoir oublié. Ce n'était pas fait pour tuer … mais peut-être pour frapper. Pour lancer quelque chose. De la chaleur peut-être ? De la lumière ? Il plissa les yeux, fasciné. Ce n’était ni outil, ni arme, mais ça avait servi. Et pas qu’une fois. Ce petit truc avait allumé un feu ou quelque chose comme ça, à en juger la pointe plus calcinée qu'oxydée. « Une graine de forge », murmura-t-il enfin, en la glissant dans sa besace.

« Ou bien un éclat de cœur de bête d’acier, le corrigea Maer. J’ai trouvé ça là-bas. Quand j’étais jeune et stupide. Je l’ai gardé. Je sais pas pourquoi ». Le poids de l'air nocturne lui répondit, laissant le temps s'étirer dans une atmosphère de plus en plus désagréable. « Si tu meurs, reprit Maer, personne ne pleurera ton nom. Mais si tu reviens … tu diras ce que tu as vu. Tu témoigneras. Pas pour moi. Pour ceux qui viendront après ». Elliam hocha la tête. Puis, sans un mot de plus, il s’enfonça dans les collines.

Derrière lui, le vieux Maer regarda la forêt s’étendre comme une marée sombre sous la lumière mourante. Il soupira longuement. Puis se détourna. Et referma la lanterne.

La marche fut plus longue qu’il ne l’avait cru. Les collines, si familières depuis le village, prenaient une autre teinte dès qu’on s’enfonçait vraiment dans leurs replis. Les pierres n’étaient plus les mêmes, ni les mousses, ni même le vent. Tout y semblait plus ancien, plus … las. Comme si la terre elle-même peinait à soutenir la mémoire de ce qu’elle abritait.

Il marcha deux jours. Dormit sous les racines. Mais il ne s’arrêta pas pour autant, car à mesure qu’il approchait, les signes se multipliaient. Non pas des empreintes claires, ni des symboles ou des totems. Mais des absences. Là, une trouée dans la mousse, large comme un cheval, où plus rien ne poussait. Là, un pan de talus effondré révélant une dent de métal tordue, profondément enfoncée dans l’humus, comme un os qui refusait de pourrir. Puis ce fut un éclat de verre bombé, partiellement enfoui sous des feuilles mortes. Il le dégagea avec précaution, s’y vit vaguement reflété, déformé, flou. Un œil aveugle, froid, oublié.

Les jours suivants, il trouva d’autres fragments. Une plaque de tôle bosselée, dont les angles avaient été rongés en lames fines, semblables à des pétales fanés. Un morceau d'une matière inconnue, noir, souple et rigide à la fois, encastré dans un tronc, comme si l’arbre l’avait lentement absorbé. Puis ce fut un bloc. Un gigantesque bloc de métal, tout en angles et en cavités, partiellement dévoré par le lierre. Il fallut qu’il tourne autour plusieurs fois avant de comprendre que ce n’était pas une roche. Que les angles étaient trop réguliers. Que ce n’était pas la nature elle même qui l'avait forgé. Il tenta d’identifier les morceaux. D’en reconstituer les formes. Mais tout semblait avoir été démonté, brisé, rongé par des siècles d’oubli. Il y avait là des fragments trop usés pour révéler leur nature : dents d’engrenage, moignons de fils figés dans la rouille, lambeaux de cuir fossilisé … Des entrailles mécaniques privées de leur dessein.

Le silence de la forêt n’était pas un silence paisible. C’était un silence de plomb, l'air pesant d'un monstre qui retenait son souffle. Et parfois, lorsqu’il posait sa main contre un de ces grands flancs de métal, il lui semblait entendre quelque chose. Une pulsation très sourde. Un écho. Comme si les carcasses n’étaient pas tout à fait mortes. Alors il descendit encore. Plus loin. Plus profond. Et le troisième soir, juste avant que la lumière ne meure, il vit ... cela.

À moitié enseveli sous un tapis d’herbes brunes, un couvercle. Ou ce qu’il pensa être un couvercle. Rectangulaire, bosselé, aux lignes plus douces que les autres formes qu’il avait croisées jusque-là. Et surtout, au centre, une étoile dans un cercle. Brisée. Entaillée. Mais reconnaissable. Il ouvrit lentement sa besace. Sortit le grimoire.

Il tourna les pages avec soin, jusqu’à celle des symboles. Il y en avait peu, mais l’un d’eux, dans un coin de page, avait cette forme. Un cercle avec trois branches. Une étoile à trois pointes. Légendée d’une écriture tremblante : « emblème, porte, capot frontal ». Ce n’était pas une coïncidence. C’était un signe. Une preuve.

Son cœur se serra. C’était donc vrai. Le livre disait vrai. Ce lieu … c’était Vseavtom. Le nom prononcé à demi-mot dans les murmures du village. Le lieu que les anciens n’osaient nommer autrement que « l'antre des Dents de Fer ». Et ce n’était qu’un début. Il leva les yeux. La lumière de son feu mourait, mais tout autour de lui, dans l’ombre, les formes s’éveillaient, aux contours indistincts. Des bosses étranges, des volumes impossibles. Et derrière tout cela … un bâtiment. Ou du moins, une façade. Recouverte de lierre, mais haute, de pierres et de verre brisé. 

Une arche au-dessus de laquelle, à peine lisible, des lettres usées « MVSEAVTOM » grinçaient encore sur leur structure rouillée. Il s’avança, lentement. Pas comme un profanateur. Mais comme un pèlerin. L’arche semblait l’attendre.

Elliam s’arrêta au seuil. Il n’osa franchir l’entrée qu’une fois le jour entièrement tombé, lorsque le crépuscule se dissipa derrière lui. Il alluma sa lanterne à mèche, la protégeant du vent d’une main tremblante. L’air était plus sec ici, presque métallique. Il s’infiltrait dans les narines comme une poussière fine, âcre, dont il ne pouvait se débarrasser. Pas de végétation à l’intérieur. Pas d’oiseaux. Rien. Comme si la vie elle-même avait refusé d’entrer.

Il fit un pas. Et puis un autre. Sous ses pieds, la pierre craqua. Du marbre, ou ce qu’il en restait, zébré de fissures anciennes. Il marchait dans ce qui avait été un grand hall. Au plafond, des poutres énormes enserraient encore des pans de verre teinté, brisé depuis longtemps. Ça et là, des piliers soutenaient des arches, rongées de moisissure. Et entre ces piliers … des géants. Ils étaient là. Une trentaine, peut-être plus. Alignés en silence.

Des corps d’acier, certains aux roues disjointes, d’autres renversés sur le flanc comme des bêtes abattues. Aucun n’était intact. Tous étaient cabossés, éventrés, rongés de rouille. Mais dans leur posture figée, quelque chose demeurait. Une majesté.

Elliam s’approcha de l’un d’eux. Le couvercle était relevé, révélant un enchevêtrement de tuyaux, de câbles et de ce qui semblait être un cœur de métal. Il leva la lanterne. Les ombres tremblèrent. Les reflets glissèrent sur les formes. Il n’y comprenait rien. Mais il reconnaissait les courbes, les intentions. La complexité, le génie. La volonté d’unir le feu, le métal et le mouvement.

« Ce n’était pas des dieux », murmura-t-il pour lui même. « C’étaient des outils. Des chefs-d’œuvre. ». Il erra longtemps dans le hall, entre les carcasses. Certaines portaient des marques, des couleurs effacées. L’une d’elles arborait encore un chiffre peint sur la portière. Un « 96 » noir sur fond blanc, cerclé de rouge. Plus loin, une autre avait des cornes de de cette matière inconnu au sommet de son toit, déformées, fondues.

Et puis il vit le mur. Ou plutôt, le tableau. À moitié effondré, couvert de suie, mais encore lisible : des images imprimées, des plans, des coupes. Des hommes, souriants, posant devant les machines. Des dates. Des mots illisibles, à la fois semblable et différent de la langue commune, sauf un : « Innovations ». Il n’en comprenait pas la portée, mais l’émotion le serra à la gorge. Ce lieu … c’était un sanctuaire. Pas un temple de prière. Un temple de savoir. Un mausolée de savoir. Il s’assit un moment au pied d’une carcasse. Ferma les yeux. Écouta.

Et c’est là qu’il l’entendit. Un son. Loin. Très bas. À peine plus qu’un soupir. « Vrmmmmmmm » … Il rouvrit les yeux, tendit l’oreille. Rien. Mais ce n’était pas le vent. Ce n’était pas le craquement d’une charpente. Ce son-là était … régulier. Comme une respiration. Lourde. Rythmée. Une exhalation ancienne. Se pouvait-il qu'une de ces merveilles soit encore en état de fonctionnement ? Ou était-ce autre chose ?

Il se releva lentement, sa lame à la ceinture. Pas qu’elle servirait à grand-chose contre un monstre d’acier, mais elle le rassurait. Le son revenait. Toujours plus bas, comme s’il naissait des entrailles du bâtiment. Il s’avança, contournant une colonne, descendant un escalier effondré, dont il ne restait que les marches latérales. La lanterne vacilla. Un souffle d’air chaud remonta du sous-sol. Il sentit l’odeur : du cuivre, du moisi, du fer rouillé.

Et là, dans l’obscurité … il vit les ombres bouger. Non. Pas des ombres. Des formes. Des créatures. Elles n’étaient pas nombreuses. Deux, peut-être trois, à peine visibles dans la pénombre, mais leur masse occupait tout l’espace. On aurait dit des statues d’obsidienne, immobiles, aux arêtes comme polies par des siècles de vent, si ce n’était pour le lent gonflement de leurs poitrines. Des poitrines ? Non. De leurs flancs. De leurs côtes. Car ces créatures-là ne respiraient pas comme les hommes.

Une écaille bougea. Un cliquetis sourd, semblable à celui d’un cote de maille que l'on secoue, monta jusqu’à ses oreilles. Puis une patte. Énorme. Griffue. Elle glissa d’un monticule de tôle avec une grâce presque féline. Et l’ombre s’étira. Se redressa.

Une wyvern. Une wyvern couronnée. De celles que l’on ne voit qu’en dessin, dans les vieux grimoires censurés, ou sur les bannières des seigneurs les plus féroces. Et pourtant, elle était là. Chair. Os. Griffes. Cuir et crocs. Une collerette d’épines osseuses ceignait son crane, en couronne naturelle, d’où son nom. Elle tourna lentement la tête, l’œil luisant d’un éclat flamboyant, mais elle et ne vit pas Elliam. Pas encore.

Il s’était figé. Accroupi derrière ce qu’il crut être un ancien coffre, le cœur au bord des lèvres. Il ne respirait plus. Il ne l’osait plus. À cette distance, même le plus léger mouvement pouvait lui coûter la vie. Mais la wyvern détourna la tête. Et grogna. Pas d’hostilité. Un appel. Car il y avait des œufs. 

Elliam les vit, alors. Disposés entre les piliers, dans les carcasses de voitures évidées. Ronds, massifs, veinés de brun et d’ivoire. Protégés. Choyés. Le sanctuaire des Dents de Fer était devenu un nid. Les géants n’étaient plus des vestiges, mais des berceaux de pierre et d’acier pour des êtres bien vivants.

Il comprit. Le vrombissement … ce n’était pas une forge. Ce n'était pas non plus le réveil d’ancienne machine. C’était leur ronflement. Leur souffle. Les anciens avaient raison. Le lieu grondait quand la lumière tombait, et ceux qui s’y aventuraient ne revenaient pas. Non pas à cause d’un maléfice, mais parce qu’ils avaient pénétré une tanière. Une colonie de wyverns couronnées, installées là depuis des générations. Car le métal leur tenait chaud, car les formes des carcasses imitaient celles des tanières rocheuses. Car l’homme n’était plus là pour les en chasser.

Et lui, Elliam, venait d’entrer dans ce sanctuaire. Il recula, lentement, son sac sur l’épaule, sa lanterne couverte de sa cape. Mais son pied, trop vite posé, glissa sur une pièce de métal fendillée. Le bruit fut infime. Pourtant la bête tourna la tête prestement. Son œil de braise braqué sur lui. Le silence qui suivit fut assourdissant, seul le sang pulsant dans ses tympans le brisé. Puis elle rugit.

Le rugissement résonna contre les voûtes brisées comme un coup de tonnerre dans une crypte. Un grondement vibrant, long, dont les harmoniques métalliques faisaient trembler les os. Elliam n’attendit pas. Il bondit en arrière, sa lanterne toujours couverte, se glissant entre deux piliers effondrés comme un lièvre traqué.

La wyvern s’était dressée de toute sa hauteur, ses ailes partiellement déployées, effleurant les arches moisies. Elle ne volait pas. Pas ici. Trop d’obstacles. Trop d’enfants. Mais elle courait. Et vite. Ses griffes martelaient la pierre, ses naseaux s’élargissaient à chaque inspiration. Derrière elle, une autre forme remua. Plus petite. Un grognement plus aigu répondit au sien.

Et alors, ils sortirent des nids. Les petits … pas si petits que ça. Sortis des carcasses comme des crocodiles, ventre à terre, écailles rutilantes, têtes déjà orné d'épines, crocs trop grands pour leurs mâchoires encore petites. Ils étaient une demi-douzaine. Grognant. Claquant de la gueule. Leurs yeux brillants d’un éclat curieux, excité. Ils avaient vu l’intrus. Et leur mère avait rugi. C’était un jeu. Un entraînement. Une leçon.

Elliam comprit trop tard. Il courait à travers les vestiges, se faufilant entre les silhouettes mortes, mais il sentait derrière lui le martèlement rapide, saccadé, de griffes sur le marbre. Les petits n’étaient pas assez gros pour le tuer d’un coup. Mais s’ils le prenaient au ventre, ou à la gorge … Il bondit par-dessus le capot d’un ancien véhicule, roula dans la poussière, dérapa sur un vieux flanc d'une roue molle. Les jeunes wyverns glissèrent à leur tour, maladroites, trop excitées, reniflant la trace de son passage. Il gagna une coursive latérale, un ancien couloir dont le plafond s’était partiellement effondré, creusant un puits de lumière lunaire.

Le souffle haletant, il franchit un mur béant, dégringola dans un couloir souterrain aux relents d’huile fossile, serrant les dents de douleurs. L’un des petits hurla derrière lui, un son aigu, strident, comme une flamme qui siffle. Il sentit quelque chose l’effleurer. Une griffe ? Une langue ? Il ne sut pas. Mais son sang ne fit qu'un tour, ses muscles se raidirent. L’adrénaline, ce métal en fusion dans les veines, le poussait plus loin.

Il tourna à angle droit, trébucha, se releva, la respiration presque coupé. Ses poumons le brûlaient. Ses bottes prenaient l’eau, une eau stagnante, huileuse. Il glissa contre un pan de mur, se fraya un chemin dans une ancienne salle ronde, sans fenêtre, où des fils épais pendaient encore du plafond comme des lianes de cuivre. Autour de lui, seulement le silence. Plus un bruit. Mais il savait, il savait qu'ils étaient encore là. Ils l’attendaient, ils jouaient. Et puis soudain, une mâchoire claqua à côté de son oreille. Il hurla. Il sortit sa dague et à l’aveugle, il frappa. Une fois. Deux fois. Contre quelque chose de mou, puis de dur. Un gémissement guttural. Il vit les yeux du petit s’éloigner, puis l’ombre s’effondrer sur le côté. Vivant. Mais vexé. Il ne pouvait pas tuer ces choses. Il ne le voulais pas. Mais il lui fallait sortir et vite, ou il n'aurait plus le choix.

Il se releva, titubant, éclaboussé de bave et de sang chaud, mais pas le sien. Il remonta vers une ouverture. L’ancienne rampe d’accès. Détruite en partie, mais praticable. Il grimpa, les doigts sanglants agrippés au béton effrité. Derrière lui, deux des petits suivaient encore. Rampant. Silencieux. Un dernier bond. Il attrapa une poutre. La lanterne tomba. Et dans sa chute, elle illumina un instant le hall en contrebas.

Elles étaient toutes réveillées. La wyvern mère ne grognait plus. Elle regardait, immobile. Comme si elle attendait. Lui, Elliam, n’attendit pas et dans un effort désespéré, il se hissa sur le rebord, roula dans les herbes rases, et s’élança hors du musée. Il ne savait même plus par où il était venu. La lune guidait ses pas. Les racines lui barraient le chemin. Il ne pensait plus, il fuyait. Et derrière lui, il entendit un dernier cri. Un appel. Mais pas un rugissement, non, un hurlement, long, bas, presque triste.

Il courut longtemps. Jusqu’à ne plus sentir ses jambes, jusqu’à ce que ses poumons se remplissent de lave et qu'un voile d'ombre ne se fasse devant ses yeux. Il tomba, ses bras étaient écorchés, son sac plus léger car quelque chose s’était perdu en route, mais il ne sut quoi. Peut-être la dague, peut-être son âme se dit-il en lui même, plaisantant en son fort tant les émotions le submergeaient.

Quand enfin il vit la lisière, les feux du village au loin, il n’eut plus la force de sourire. Il tituba jusque dans les champs, s’effondra dans une rigole, et dormit là. Longtemps. Ils le retrouvèrent à l’aube, couvert de boue, griffé, les yeux fous. Il ne parla pas, pas tout de suite. Il tremblait, fiévreux, incapable de dire d’où il revenait. Il dormit trois jours. Et la quatrième nuit, alors que Maer le veillait en silence, il se redressa d’un coup, puis murmura : « Elles sont vivantes ».

Il ne dit rien de plus ce soir-là. Mais au fil des semaines, les mots vinrent. D’abord des bribes. Puis des phrases. Puis, enfin, le récit. Entier. Il dit tout. Les carcasses géantes. Les œufs dans les soutes. Les petits qui jouent à tuer. Le hurlement final. Et le vieux Maer, en l’écoutant, ne parla presque pas. Il l’écouta jusqu’au bout. Puis il se leva, sortit de sa besace un vieux carnet relié de cuir, presque aussi ancien que lui. Et il écrivit. Mot après mot. Ligne après ligne.

Aujourd’hui encore, les jeunes du village contournent la forêt. Ils ne savent pas ce qu’il y a là-bas. Pas exactement. Mais ils connaissent l’histoire. La Légende de Vseavtom, disent-ils en chuchotant. Ils parlent d’un lieu interdit, où les dieux d’acier dorment sous la terre.

On dit qu’un garçon y est allé. Qu’il en est revenu. Qu’il a parlé d’un sanctuaire, d’un nid, d’un avertissement. Et qu’un soir, avant de partir pour toujours, car il était reparti ; il grava trois mots sur une pierre, à la lisière de la forêt : « Pas des dieux ». Et parfois, quand les nuits sont lourdes, quand l’orage se prépare et que la terre vibre d’un grondement lointain, on jure entendre un vrombissement sourd, tout là-bas, au fond des collines.

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