On raconte, dans les collines du nord, qu’il existe un endroit où la forêt ne pousse pas tout à fait comme ailleurs. Là-bas, les arbres sont malingres, la mousse grasse, et l’air lui-même semble poussiéreux, comme si la terre y exhalait un soupir rouillé. On n’y va pas. Pas même les chasseurs. Pas même les bûcherons quand la sève est douce.
Car la rumeur dit que, dans les entrailles de cette forêt, sommeillent les Dents de Fer, les restes d’un peuple ancien de dieux, engloutis par leur propre fureur. Leurs corps gisent là-bas, géants aux entrailles d'acier, au ventre creux, le flanc ouvert et les yeux vitreux éteints. Et parfois, quand le soir tombe juste, on entend leur respiration. Un vrombissement grave, continu, semblable à celui du ronronnement d'un chat monstrueux aux crocs d'acier.
Ce n’est qu’une légende, diront certains. Mais dans son village, où les anciens murmurent plus qu’ils ne parlent, nul n’ose poser le pied sur le chemin qui mène à la forêt des Dents de Fer. C’est ainsi qu’ils appellent ce lieu : non pas une ruine, non pas une friche, mais un temple oublié, trop ancien pour qu’on en connaisse encore le nom. Tous, sauf Elliam.
Elliam n’était pas du genre à croire les vieilles histoires. Il leur prêtait l'oreille, bien sûr, comme tout le monde. Il en savourait la beauté, parfois même frissonnait-il à leur écoute. Mais il avait dans les veines autre chose que de la crainte : une soif, celle qui anime tous les jeunes gens, apprendre. Car Elliam était apprenti forgeron. Et il connaissait mieux que quiconque les chants du feu, le poids du métal, l’odeur du fer chaud. Il sentait dans ses os que ces Dents de Fer n’étaient pas des dieux. Pas au sens des prêtres, ni même des mythes. C’étaient des choses créées. Fabriquées. Construites. Et dans ce mot, pour lui, il y avait déjà une forme de sacré.
Il était né dans ce village de pierre et de suie, dernier enfant d’une lignée de ferblantiers trop pauvres pour payer leur dîme, mais assez fiers pour n’avoir jamais quitté leur forge. À seize ans, ses mains portaient déjà la marque des lames battues et des enclumes frappées. Il connaissait les aciers au son, les températions à l’œil. Mais ce n’était pas suffisant. Il voulait plus. Il voulait savoir ce que ses ancêtres avaient perdu, avant que la Guerre, avant que le savoir ne soit oublié et que les forges se réduisent à des enclumes pour socs de charrue. Un jour, alors qu’il nettoyait un débarras à l’arrière de la maison familiale, Elliam fit une découverte. Un livre.
Relié en cuir, jauni, rongé de moisissure mais intact. Le titre, à demi effacé, était rédigé dans une langue ancienne, totalement différente de la langue commune. Mais à l’intérieur, certaines pages comportaient des schémas, presque des dessins, dont les traits d'une perfection inhumaine s'étaient effacés sous le poids des années. L’un d’eux représentait une créature étrange : un corps allongé, lisse, posé sur quatre disques. Un œil de verre à l’avant. Il ressemblait à une bête de légende, mais avec quelque chose de mécanique. Et en dessous, un mot, griffonné à la main, visiblement à la hâte, en lettres tremblantes : « VSEAVTOM ».
Le mot résonna dans sa tête plusieurs nuits. Dans ses songes, il s'imposait à son esprit. Il entendait le vrombissement que les anciens évoquaient, pas comme un avertissement, mais comme un appel. Et si ce Vseavtom n’était pas un dieu, pas une créature … mais un lieu ? Un ancien sanctuaire ? Un atelier ? Un temple dédié aux forges ?
Il s’en ouvrit un soir au doyen du village, un vieil homme nommé Maer, qui vivait seul dans une maison bancale, en périphérie du village. L'on disait de lui qu'il avait vu des choses, qu'aucun homme ni aucune bête n'aurait dû voir. Assis l'un face à l'autre, autour d'une table de bois massive aux clous forgés que reconnaissait sans peine Elliam, le vieil homme le fixa longtemps sans mot dire. Les yeux embués de larmes qu’il ne versa pas, il finit par murmurer : « Tu veux connaître la vérité, garçon ? Alors je vais te dire ce que j’ai vu. Une fois. Une seule. » Elliam se pencha, le cœur battant. Jamais il n'avait été autant suspendu aux élucubrations d'un ancien, encore moins ce vieux Maer.
« J’avais ton âge, souffla le vieillard, et j’étais encore assez sot pour croire que les légendes n’étaient que des mots. Un jour, je suis monté dans les collines avec trois autres garçons. On chassait les lièvres. Et on l’a entendue, la forêt. Pas vue. Entendue. Ça ronflait. Comme un monstre malade qui digère lentement des pierres. Et puis, entre deux arbres, on l’a aperçue. Pas une bête. Une … chose. Grande comme une maison. De fer. Allongée. Morte, ou peut-être pas ». Sa voix se brisa, sa déglutition bruyante étant le seul son rompant le silence.
Il se tut. Puis ajouta, plus bas : « On l’a appelée Vseavtom, nous aussi. Parce que c’était ce qui était écrit. Gravé sur une roche brisée, juste à côté. VSEAVTOM. Un nom que personne n’a osé prononcer à voix haute depuis. » Elliam sentit un frisson remonter sa nuque. Il n’était pas fou, alors. « Mais je t’en conjure, reprit Maer. N’y va pas. Ce que nous avons oublié ne nous manque pas. Laisse les dieux de fer dormir. Ils ont participé à la Guerre, et si le Grand-Griffon le veut, ils dormiront à jamais. Alors … » susurra-t-il d'un mélange d'effroi et de menace. « N'y va pas. »
Mais Elliam avait déjà pris sa décision. Et dans le vrombissement des vents du nord, il croyait entendre le souffle rouillé d’une histoire trop ancienne pour être tue. Il n’en parla à personne. Pas même à sa sœur aînée, pourtant curieuse de tout, et encore moins à son maître de forge, qui l’aurait roué à coups de tenailles pour avoir osé prononcer le mot Vseavtom. Il se contenta d’observer, de se taire, et d’écouter chaque rumeur comme un morceau de carte dissimulé dans le bavardage. Mais Maer, lui, veillait.
Le vieux avait beau prétendre n’être qu’une loque à moitié sourde, ses yeux pâles suivaient Elliam dans chacun de ses déplacements. Il le croisait sur la place, au marché, ou lorsqu’il achetait des morceaux de cuir trop rigides pour la semelle d’un voyageur. Il feignait de dormir sur le banc sous le sureau, mais Elliam sentait son regard comme des braises piquant son dos. Alors il redoubla de prudence.
Il forgea en secret, le soir, après que le marteau du maître s’était tu. Dans un petit abri en terre battue à l’arrière de la forge, là où l’on entreposait les ferrailles inutiles, les chutes de barres, les clous tordus. Il y fit naître une lame, pas bien grande, mais robuste, sans fioriture, sans superflu. Une dague au tranchant mat, aiguisée comme le croc de la vipère. Il n’avait pas appris à se battre, mais il savait forger, et cela valait parfois mieux.
Il répara aussi un vieux baudrier abandonné, qu’il renforça de plaques rivetées. Il ne savait pas ce qu’il trouverait dans la forêt, mais il avait appris que le métal était fidèle. Quand tout craque, le fer plie, mais il ne rompt pas. Il fabriqua aussi une poignée d’outils simples : un crochet de levier, une pince, un petit ciseau à métal. Pas assez pour dépouiller une carcasse, mais peut-être assez pour comprendre. Et dans une sacoche de cuir patiné, il rangea soigneusement le livre.
Ce grimoire d’un autre âge, ce guide muet, ce témoignage d’un monde qu’on leur avait interdit. Il avait passé des nuits à en relire les schémas, à les tracer sur du papier de rebut, à en rêver comme d’une carte d’un trésor oublié. Il se demandait, parfois, ce qu’étaient devenues les mains qui l’avaient écrit. Avait-on tué celui ou celle qui l’avait rédigé ? Avait-on brûlé ses créations ? Ses idées ? Ou bien, comme tant d’autres, avait-il simplement été balayé par le vent de l’Histoire, laissant derrière lui ce seul murmure ? Il pensa aux dangers.
Pas ceux des histoires, pas les Dragons, ni les spectres, ni les malédictions. Mais ceux de la vraie vie : les racines qui cèdent, les glissements de terrain, les sangliers et les loups. Et surtout, l’oubli. Se perdre, mourir de froid, tomber et ne pas pouvoir se relever. Il s’exerça à grimper aux arbres, à reconnaître les champignons comestibles. Il vola un petit briquet à silex dans la remise du village, sous le regard désapprobateur d’un chat. Il recousit lui-même sa cape d’hiver, renforça ses bottes, et grava dans l’intérieur de sa besace ce mot : Vseavtom.
Pas pour s’en souvenir, non. Il le savait déjà par cœur. Mais comme un serment. Une promesse qu’il faisait à lui-même : Tu iras. Tu verras. Le temps s’allongea comme une corde tendue. Les jours devinrent soupçons, les nuits impatiences. Et toujours, l’œil de Maer. Jusqu’au soir où le vieux homme l’attendit à la sortie du village, assis sur un tronc renversé, une lanterne posée à ses pieds. « Tu crois que je n’vois plus rien, hein ? gronda-t-il en mâchant un brin d’herbe sèche. Mais j’ai vu tes outils, garçon. J’ai vu tes allées et venues. Ce ne sont pas ceux d'un cueilleur. Ce sont les allées de ceux qui partent. »
Elliam ne répondit pas. Il ne pouvait plus mentir. Plus maintenant, et pas à lui, il était trop tard. « Tu crois que tu vas trouver quoi là-bas ? Des réponses ? Des secrets ? Une vérité ? ». Le silence pesa un instant. Puis Elliam répondit, simplement : « Non. Je crois que je vais trouver des ruines. Mais j’ai besoin de les voir de mes yeux. »