En des temps reculés, la Guerre avait mis à rude épreuve les peuples des îles. C'est à la force de leurs bras et à la sueur de leurs fronts qu'ils avaient survécu. Leurs dieux, vivant parmi les mortels, avaient fait de leur mieux pour les aider, en dépit de leurs pouvoirs bien désuets. Malgré les difficultés, ils avaient su se relever. Leur situation s'améliora encore lorsque les sirènes et les harpies arrivèrent. Ces dernières, qui n'étaient pas limitées par les vastes océans, permirent à nouveau aux îles de commercer entre elles et de s’épanouir. Ainsi, les peuples d’Océanie purent fleurir à nouveau.
Le temps passa, aux jours succédèrent les nuits, et aux lunes, les aurores. Mais un jour, en tout point semblable à ceux qui l'avaient précédé, sans que rien ne puisse l'annoncer, les feuilles se mirent à bruisser, les pierres à rouler, le sol à trembler. Les mortels ne purent que constater avec terreur que l’océan se retirait de plus en plus loin sur l'horizon. Ils savaient ce que cela annonçait. Bien qu'ils tentèrent de se réfugier sur les hauteurs, tous ne purent se mettre à l'abri. L'océan, dans un flot empli de tout ce qu'il rencontrait sur sa route, s'enfonça loin dans les terres, fauchant nombre d'âmes sur son passage.
Ce qui se passa ensuite, personne ne l'aurait cru si les insulaires n'avaient pas été là pour le voir de leurs propres yeux. Il ne fallut pas plus de deux nuits pour que, de nouveau, l'océan s'en revienne faucher des âmes, sans que rien ne l'annonce. Les dieux eux-mêmes, pourtant âgés de milliers de printemps, n'avaient jamais vu une telle colère de la nature. Jamais aucun d'entre eux n'avait vu la mer s’enfoncer par vagues meurtrières sur les terres, sans qu'aucune tempête ni aucun séisme n'en soit à l'origine. C'était comme si l'eau elle-même avait eu la volonté de les noyer. Mais aucun dieu de ce monde n'avait la puissance de créer un tel cataclysme.
S'ils avaient su ce qu'il adviendrait ensuite, il est certain qu'ils n'auraient pas osé qualifier ce qu'ils vivaient alors de cataclysme. Alors que les vagues continuaient à les harceler, devenant de plus en plus violentes et fréquentes, le ciel se mit à son tour à les tourmenter. La pluie, la grêle et le vent frappèrent les îles, faisant céder les falaises sous leurs assauts et rendant leurs hauteurs aussi dangereuses que les côtes. Chaque journée qui passait voyait inexorablement le nombre de victimes augmenter.
Les mortels comme les dieux commencèrent à prier. Ils implorèrent d'abord les Immortels, les grands Dragons, et même, en dernier recours, les divinités immatérielles. Ils supplièrent, demandant à la force qui les avait pris en haine de leur accorder ne serait-ce qu'un jour de répit. Pour toute réponse, ils n'eurent que le vrombissement du sol et le souffle brûlant des montagnes de feu. Même les amortels perdaient la vie dans le déchaînement de fureur de la nature.
C'est alors qu'au cœur de la tempête, de la fumée des volcans et des grondements du monde, une lueur apparut : des braises dans le noir. Six rubis brisant les ténèbres. Les survivants n'en croyaient pas leurs yeux. Était-ce l'être cosmique qui les tourmentait ou leur sauveur ? Le titan qui se dressait devant eux repoussa d'un coup de tentacule les flots dévorants, referma les volcans de ses pinces, et éclaircit les cieux d'un rugissement. Enfin, quelqu'un répondait à leurs prières.
Se présentant à eux sous le nom de Cancer, personne ne douta de sa parole lorsqu'il annonça être un Zodiaque, l’un des légendaires Dragons cosmiques, mythiques même parmi les dieux. La créature, aussi grande qu'une montagne, était de toute évidence un être supérieur. Tous les survivants l’écoutèrent alors avec attention lorsqu'il expliqua ce qui causait leur tourment. Ou plutôt, qui.
Ainsi, la puissance qui avait tenté de les anéantir n'en avait, en réalité, pas après eux. Ils n’étaient que des poussières dans les tourments des frères de Cancer. Avec patience, il expliqua aux pauvres insulaires que, non loin d’eux, résidaient les Gemini : des jumeaux aussi grands et puissants que leur sauveur. Ces jumeaux étaient en tout point semblables : couronnés de deux larges cornes sur le crâne, dotés de puissantes ailes dans le dos s'effilant en cinq ailettes gracieuses, leurs corps musculeux étaient portés par quatre larges pattes, et leurs arrière-trains ornés d'une longue et puissante queue. La seule chose qui les différenciait était leur teinte.
Si l'un d'eux était aussi clair que le jour, doté d'écailles d'un blanc pur aux reflets irisés faisant rougir de jalousie les arcs-en-ciel, l'autre était aussi sombre que le crépuscule d'hiver, avec des écailles d'un violet profond où la seule lumière était de petites taches de cobalt sur leurs ailes. Et leur couleur n'avait d'égale que la pureté de leurs cœurs. Gemini Sombre, dont l'aigreur n'avait fait que croître au fil des âges, ne supportait plus de n'être qu'un Zodiaque parmi d'autres. La puissance d'un être cosmique, au-delà même des dieux, ne lui suffisait plus.
Alors il avait échafaudé un plan. De ses ailes, le monstre provoquait des ouragans et des raz-de-marée. De son souffle de feu, il faisait entrer les volcans en éruption. De ses pattes, il faisait trembler la terre. Tourmentant ainsi les mortels, il savait que son jumeau ne résisterait pas à l'envie de leur venir en aide. Gemini Sombre, qui se garda bien de révéler qu'il était la cause du malheur des pauvres petites gens, s'en alla chercher l'aide de Gemini Clair. Ce dernier, comme prévu, accepta volontiers d'apporter son aide, mais ne put rien faire sans découvrir la source de tels caprices de la nature.
Le sombre monstre implora alors son jumeau qu'ils unissent leurs forces. Ensemble, ils pouvaient plier la nature à leurs volontés. Mais pour ce faire, ils devaient pratiquer un rituel magique dont l'être de lumière n'avait jamais entendu parler. Toutefois, il avait confiance en son jumeau et obéit à toutes ses instructions. Avant qu'il ne puisse réagir, le démon d'ombre mit son plan à exécution. Une magie impie, fratricide, fusionna leurs corps. Alors qu'il se faisait absorber dans un amalgame de chair, Gemini Clair résista aussi fort qu'il le put, luttant pour sa survie. Malgré ses tentatives, il ne put briser le sort, mais seulement le stopper. Maintenant siamois, le jumeau clair était condamné à suivre son frère de ténèbres, ce dernier désormais armé de la puissance de deux Zodiaques.
Cancer termina alors son triste récit par une injonction simple. Il fallait maintenant emprisonner le traître, le punir et l’empêcher de nuire à tout jamais. Il enseigna aux dieux et aux mortels comment forger des chaînes enchantées qui seraient assez grandes et résistantes pour retenir un tel monstre. Soucieux du bien-être du monde, les insulaires acceptèrent la tâche. Malgré l'aide du Dragon, ils mirent des semaines à forger leur ouvrage. Chaque maillon de la chaîne était si épais qu'une centaine de harpies était nécessaire pour les transporter.
Pourtant, nombre de mortels se mirent à prendre en pitié le jumeau clair. Car maintenant siamois, il serait également condamné à une éternité d’enchaînement pour les fautes de son frère. Ne pouvant se résoudre à lui infliger cela sans au moins tenter de le réconforter, ils décidèrent de leur propre chef de forger des bijoux. Ils fondirent tous les métaux précieux et réquisitionnèrent toutes les gemmes à des centaines de kilomètres à la ronde. Comme les chaînes, les bijoux étaient si grands que de mémoire de mortel on n'avait jamais vu d'aussi vaste ouvrage forgé.
Quand ils eurent terminé leur œuvre, Cancer leur indiqua où ils pourraient trouver Gemini, puis, tout en esquissant un sourire malsain, plongea pour toujours dans l'océan, les laissant seuls maîtres de leur choix. Persuadés du bien-fondé de leur quête, dieux et mortels se rendirent en masse là où le Zodiaque aux yeux de sang leur avait indiqué. Et bien qu'ils s'y fussent préparés, ce qu'ils y trouvèrent les choqua profondément plus qu'ils ne l'auraient imaginé.
Lovés dans un lagon entouré de hautes montagnes, à l’abri des regards et des vagues, les siamois dormaient paisiblement. Sur leur corps massif, deux têtes bien distinctes se détachaient d'un seul et même corps, dont seule la couleur trahissait qu'il y avait deux êtres à le posséder. L'une des moitiés était blanche, tandis que l'autre était violette. De leurs arrière-trains, deux longues queues s'entremêlaient délicatement, comme si les jumeaux s’enlaçaient d'un amour fraternel.